2 a viz Gwengolo 2 352*

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Ce jour-là n'avait rien de plus particulier qu'un autre. Quand les sorciers sont arrivés, on s'est méfiés, comme toujours. Est-ce que si on s'était méfiés plus, ça aurait changé quelque chose ? Je crois pas.

À cette heure, aux communs, y a tout le village qui s'active. Les gens qui distribuent la pêche du jour, ceux qui remisent les filets, ceux qui salent le poisson... Moi, j'étais avec Kristen à la vannerie. Je fais des paniers depuis tout petit. Il paraît que j'ai les doigts juste comme il faut pour ça. Fins, souples, mais forts. Mes paniers ont leur petite réputation dans la région. J'arrive à les troquer, et ça améliore le quotidien.

Améliorait.

Ils étaient trois, c'était pas des Vestes Grises, mais vu qu'ils sont apparus de nulle part au milieu de la pièce, y avait pas de doute : c'était des sorciers. Braan s'est avancé pour les accueillir, ils lui ont tiré dessus avec leur magie, il s'est écroulé. Tout le monde s'est figé. J'ai lâché mon travail, et il a mis vraiment beaucoup de temps à tomber au sol. Le temps aussi s'était figé. Le panier s'est désagrégé, l'armature a tapé pile au mauvais endroit, et les joncs se sont désolidarisés, puis répandus devant nous. Quelque part, ça m'a mis en colère contre moi-même. Le panier était presque terminé, il faudrait tout recommencer, et la matière première était foutue. Je sais que c'est bête de se souvenir de ça en particulier, d'autant que, bien sûr, depuis, je n'ai pas pu y retoucher.

D'un coup, tout le monde s'est mis à fuir. On sait que ça sert à rien de se battre contre des sorciers. Qu'est-ce que ça vaut, une hache contre un sort ? Y a des histoires de gars qui ont essayé et qui se sont pris leurs propres armes dans le ventre, sans même que leurs adversaires aient bougé. Dans le genre combat déséquilibré, ça se pose là. Alors face à des chasseurs, la consigne, c'est de fuir. C'est pas de la lâcheté, c'est de l'instinct de survie.

L'un des trois, une femme avec des cheveux courts, a levé les bras, et toutes les issues se sont fermées. On était coincés. Kristen leur a demandé ce qu'ils voulaient, mais pas d'une voix suppliante. Si sa parole avait été une formule magique, ç'aurait été une formule de mort. Ils lui ont tiré dessus puis ils ont tiré sur tous les autres. J'ai essayé de monter au grenier parce qu'il y a une fenêtre, là-haut, et que si on est un peu habile, on peut sauter sur le toit d'à côté. Bon, si on n'est pas habile, on peut tomber et se casser une jambe, ce qui est presque pire que mourir – on devient un poids pour la communauté.

On était quatre à avoir pensé à la fenêtre. Valeck, Mary, la petite Lizen et moi. L'un des sorciers, un gars, nous a pris en chasse. Les filles se sont fait attraper en premier, dans l'escalier. Valeck était juste derrière moi, et quand on est arrivés dans le grenier, il a fermé la trappe et a poussé des sacs de grains dessus. J'ai voulu l'aider, mais il m'a dit de me barrer, qu'il allait le retenir, qu'il pourrait pas sauter, lui, parce qu'il a le vertige. Il a le vertige et il voulait s'échapper par les toits. Ça a failli me faire rire nerveusement.

Quand les sacs ont explosé, j'étais sur le rebord. J'ai regardé le vide. Les communs, c'est le bâtiment le plus haut du coin après le beffroi. Valeck m'a hurlé « Va-t'en, saute ! », mais le « saute » s'est étranglé dans sa gorge ; il venait de se prendre un sort. J'ai sauté et j'ai atterri sur le toit de la maison des Prugates. Un sort m'a atteint dans le dos. J'ai même pas pu crier.

La magie, quand elle te touche, tu le sens à peine. C'est vraiment qu'en y prêtant attention que ça fait comme un picotement, partout. Comme si t'avais le cerveau qui gratte. J'ai eu beaucoup de temps pour y réfléchir. J'étais juste immobilisé. Le sorcier n'est pas venu me chercher, et je suis resté sur le toit toute la nuit et jusqu'au milieu de la matinée. Il a plu, il a gelé, je pouvais pas plus bouger que si j'avais été une bûche.

La magie s'est dissipée d'un coup. J'avais atterri juste au bord du toit, si près que tout le temps qu'a duré le maléfice j'ai eu peur qu'une bourrasque me fasse basculer. Je me suis assis et mes muscles ont grincé. J'ai regardé en bas : y avait personne dans les rues. Ça m'a effrayé. À cette heure-ci, normalement, c'est très animé. Les gens vont aux chantiers et au port. J'ai cru qu'ils étaient tous morts.

Descendre, ça a été compliqué. J'avais mal partout, j'avais très froid et j'avais peur de tomber. Heureusement, y a beaucoup de prises pour escalader une maison. Plus jeune, j'ai beaucoup grimpé sur les falaises, dans la crique aux mouettes, pour aller voler des œufs dans leurs nids.

J'ai couru jusqu'aux communs, et les portes se sont ouvertes pile au moment où j'arrivais. Les maléfices des sorciers s'étaient levés d'un coup. Personne n'était mort. Kristen s'est précipitée vers moi quand elle m'a vu, elle m'a serré tellement fort contre elle que j'ai cru étouffer. Kristen n'est pas ma mère, mais c'est tout comme. Elle ne pleurait pas, elle ne disait rien, mais je l'ai sentie trembler. Maintenant, avec le recul, je pense qu'elle tremblait de rage.

Les sorciers n'ont tué personne ce jour-là, mais ils ont enlevé quinze des plus jeunes enfants... et Kímon a disparu.


* 5 septembre 2 352

Le carnet de MadenWhere stories live. Discover now