Chapitre 35

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En me réveillant le dimanche matin, après une journée entière à comater sur mon lit, je réalise que le « ça ira mieux demain » est un mensonge cruel, et je décide qu'il est grand temps d'aller me ressourcer auprès de ma meilleure amie. Je la rejoins donc chez elle dans l'après-midi et elle m'accueille en pyjama.

– C'est ce que les gardes de vingt-quatre heures font aux gens, m'explique-t-elle devant mon air interrogateur. L'intérêt de t'inviter chez moi, c'est que je n'ai pas besoin de m'habiller, donc laisse-moi tranquille.

– Mais je n'ai rien dit !

– Tu l'as pensé trop fort.

Je nous prépare deux tisanes, puis je la rejoins dans son lit pour m'affaler contre elle.

– Sale nuit ?

– Trois morts, marmonne-t-elle dans son oreiller. Trois gardes de nuit, trois morts. Je n'en peux plus.

Je lui caresse gentiment le dos et pose ma tête sur la sienne.

– Tu veux en parler ?

– Je ne sais pas...

Je lui laisse quand même le temps de le faire en lui offrant mon silence le plus neutre. Elle sait de toute façon que s'il y a bien une personne que je suis incapable de juger, il s'agit de Pauline.

– Je me pose beaucoup de questions en ce moment...

Sa phrase me laisse penser qu'elle est enfin prête à en parler de ce qui la tracasse depuis son retour de La Réunion. À chaque fois qu'on se voit elle évite le sujet de son travail, je me suis donc doutée que c'était ça le problème et j'ai préféré la laisser venir à moi.

D'aussi loin que je me souvienne, Pauline a toujours voulu être infirmière. La proximité avec les patients et s'assurer de leur bien-être a constamment nourri sa passion. Quand elle a trouvé ce poste aux urgences, elle était aux anges. Seulement, depuis quelques années, ses conditions de travail se dégradent fortement. Elle enchaîne les gardes sans voir ne serait-ce qu'un centime de ses heures supplémentaires et son chef de service est un sale con. Mais c'est surtout la pression des objectifs qui est en train de la dégoûter de son métier.

– Récemment, ils nous ont convoqués à une réunion... J'avais l'impression que leur seul intérêt résidait dans l'accueil à la chaîne du plus de patients possibles, peu importe que les soins soient bien faits. Sauf que pour travailler correctement, on a besoin de temps, de personnel, de matériel adapté. Et surtout, s'il y a une chose sur laquelle je refuse de faire l'impasse, c'est le bien-être de mes patients. Mon but c'est qu'ils repartent guéris et en forme, sans douleur, et sans avoir eu l'impression d'être traités comme du bétail. Mais là, c'est nous qu'ils traitent comme des robots. Je crois que j'arrive à bout.

Je ne peux qu'imaginer ce qu'elle ressent, mais une chose est sûre : je ne pourrais jamais faire son métier.

– Et puis cette nuit... reprend-elle, la voix étouffée par le coussin. Certaines morts sont inévitables, on le sait, surtout quand les patients arrivent aux urgences déjà un pied dans la tombe. On apprend à accepter de ne rien pouvoir faire dans ces cas-là et à s'en détacher quelque part. En tout cas, se détacher de la douleur, sinon elle nous bouffe littéralement. Mais nous ne sommes que des humains, et la faucheuse ne se soucie guère de nos états d'âmes.

Elle lutte contre les larmes et semble au bout du rouleau. Elle qui n'est d'habitude pas très loquace me raconte sa nuit en détails et évoque certains de ses patients. Notamment cette jeune femme, Sabine, enceinte de huit mois, venue pour des douleurs anormales au ventre, à qui il a fallu annoncer que son bébé était mort in utero. Ou ce vieux monsieur amené par les pompiers, complètement affamé et déshydraté car il avait chuté dans son appartement deux jours auparavant. N'ayant aucune famille ni téléphone portable, c'est finalement la concierge qui s'en est inquiétée dans la soirée.

Hating, Craving, FallingOù les histoires vivent. Découvrez maintenant