23 - Les souvenirs que l'on brûle

153 30 26
                                    


Quelques jours avant son anniversaire, alors qu'il effectuait un peu de rangement dans le salon, Tristan découvrit une boîte en ferraille remplie de photos : des photos de famille, parfois jaunies ou mal cadrées, avec des membres différents et des paysages ou décors variés. Certains clichés ne faisaient écho à rien en particulier dans la mémoire du jeune homme, tandis que d'autres lui rappelaient des moments de rires ou plus mélancoliques, voire des vacances entières.

            Au fil de l'exploration de cette fenêtre sur le passé, il se rendit compte qu'Ornella n'avait jamais rencontré – ni même vu – un membre de sa famille. Il ne l'avait aussi jamais invité chez lui. Comme ils n'avaient encore rien prévu pour son anniversaire, Tristan eut alors l'idée de l'inviter chez lui pour passer l'après-midi, peut-être même le dîner si elle le désirait – ses parents avaient promis de revenir à cette date-là. S'il faisait beau, ils pourraient lézarder sur la terrasse, en lisant ou en conversant, ou juste en écoutant les bruits de la nature. On aurait connu mieux comme anniversaire, mais ces activités en compagnie d'Ornella suffisaient amplement à Tristan.

            Ornella se présenta donc chez Tristan le jour de son anniversaire, avec deux sacs – un petit et un autre de taille moyenne. D'emblée, elle lui tendit le petit, en lui faisant jurer de ne l'ouvrir que quand elle serait partie, tandis qu'elle demanda d'aller déposer l'autre dans la cuisine : il contenait les ingrédients du gâteau qu'ils feraient dans la soirée. Le jeune homme l'invita à rentrer tandis qu'il exécutait ses ordres. En pénétrant pour la première fois dans la maison, Ornella sentit le parfum de camomille lui chatouiller les narines. Elle se rappela que, même s'il préférait le chocolat chaud, Tristan buvait des tisanes à la camomille pour s'aider à s'endormir. La tangibilité de cette anecdote la fit sourire.

            Quand l'adolescent revint de la cuisine, après avoir rangé les ingrédients, il proposa de lui faire visiter rapidement la maison avant de profiter du beau temps sur la terrasse, ce qu'Ornella accepta. Dans le jardin, ils commencèrent une de leur conversation habituelle, de celles qu'ils poursuivaient longtemps, se laissant guider par les sujets et les remarques. Sans trop savoir comment, Tristan amena la conversation sur le sujet de la boîte pleine de photos qu'il avait trouvée quelques jours plus tôt. Curieuse – parfois à la limite de l'indiscrétion –, Ornella demanda à la voir. Touché par cette sollicitation, Tristan alla donc la chercher et commença à lui montrer et expliquer certaines photos. Cela lui faisait du bien d'énoncer ses souvenirs à quelqu'un, plus seulement à lui-même. Son exposé continua durant de longues minutes.

            Après le récit d'une énième réminiscence, il sentit une boule venir se loger dans sa gorge. Il s'arrêta de parler.

            Il vit l'inquiétude dans les yeux de son amie. Non. Non, il ne voulait pas la peiner.

            « Qu'est-ce qui ne va pas ? » s'empressa-t-elle de demander.

            Tristan prit une inspiration pour parler tout en évitant de pleurer.

            « C'est... c'est qu'encore une fois je repense à ces moments. De joie ou de tristesse. Et ça me donne envie de pleurer, parce que soit je ne pourrais plus les vivre, soit ça me fait du mal.

            — Tu devrais peut-être essayer de faire une lettre de libération. T'écris une lettre où tu mets ce que t'as sur le cœur, continua la jeune fille en voyant la mine dubitative de son ami, puis tu la brûles. Ça pourrait te permettre de te débarrasser de certains souvenirs qui te font du mal. »

            Il ne semblait pas vraiment convaincu mais décida quand même de tenter l'expérience, parce que c'était Ornella qui évoquait l'idée. Rapidement il alla chercher le matériel nécessaire puis se mit à écrire. Avant de s'y plonger corps et âme, il proposa à Ornella d'aller lui emprunter un livre pour l'aider à passer le temps.

            Elle ne lisait pas mais se laissa volontiers tenter par un des livres présents dans la bibliothèque de Tristan. En revenant dans le jardin, elle prit une chaise et la positionna face au jardin, puis commença sa lecture. De temps en temps, son regard coulait vers son hôte, toujours appliqué à sa tâche. Parfois la jeune fille sentait poindre une petite pique de jalousie en elle envers cette feuille de papier, sur laquelle les yeux verts de l'adolescent était rivés depuis si longtemps – car elle devait se l'avouer, elle aimait bien quand Tristan la regardait si tendrement.

            Mais il en avait besoin. Sa présence à elle ne devait pas constituer le seul remède pour son spleen, il devait aussi apprendre à lâcher prise, à arrêter de toujours regarder en arrière. Elle espérait vraiment que la lettre de libération l'aiderait : il méritait d'être heureux.

            Vers la fin de l'après-midi, Tristan posa enfin son stylo.

            « Comment tu te sens ? demanda timidement Ornella.

            — Euh... mal ? De m'être rappelé tous ces... mauvais moments ou sentiments. Surtout aujourd'hui.

            — Brûle-là maintenant. Ça devrait te soulager. »

            Tristan partit à la recherche de la boîte d'allumettes, la lettre à la main. Ornella le suivit à distance respectueuse, au cas où. Une fois la boîte trouvée, il frotta une allumette contre le grattoir. Pendant quelques instants, il observa la flamme ; puis il l'approcha doucement vers le rebord de la lettre. Cette dernière se consuma, ne laissant bientôt que des cendres.

            Que l'on apprend à effacer à la croisée des chemins.

            Tristan commençait déjà à ressentir les effets positifs de la lettre de libération. En voyant brûler ainsi ses souvenirs et ses maux, l'étau qui lui emprisonnait la poitrine – depuis tout ce temps – avait commencé à se dénouer. Son cœur s'était allégé ; il se sentait bien, véritablement bien : dix-neuf ans et une renaissance.

(CC2018) Chaque année le printemps revient [TERMINÉE]Where stories live. Discover now