11 - L'écorchée

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Tristan rentrait des cours sans se presser, profitant de cet interlude entre les tensions du lycée et la mélancolie de sa maison. Son haleine devenait vapeur : l'air se refroidissait rapidement. L'hiver s'installait déjà, même si le solstice n'était encore que dans deux ou trois semaines. Il se demanda s'il allait encore passer les fêtes de fin d'année tout seul, ou si son père obtiendrait une permission pour sortir, ou si sa mère se libèrerait. Une part de lui l'espérait.

Il s'aperçut que sa promenade du soir l'avait amené dans la rue où Ornella lui avait adressé la parole pour la première fois. Un doux sourire étira ses lèvres à ce souvenir, et le jeune homme se rappela quelques-unes de leurs rencontres, dont le refrain se révélait être le sourire de son amie. Malheureusement, il possédait peu de souvenirs lors de ces dernières semaines : n'étant pas scolarisés dans le même lycée, ils ne pouvaient se voir régulièrement et certains de leurs rendez-vous se retrouvaient annulés en raison de projets ou une surcharge de devoirs.

En pensant cela, Tristan se rendit compte qu'il n'avait pas répondu au message que l'adolescente lui avait envoyé la veille au soir. Il sortit son téléphone et envisagea de lui écrire.

« Ah ! Tristan ! »

Il releva la tête, alerté par le ton de la voix qui l'avait interpellé. Dès qu'il posa son regard sur Ornella, qui lui faisait face, il eut l'impression que la rue basculait.

« Qu'est-c... »

Il ne put finir sa phrase, car son amie se jeta dans ses bras.


De recueillir tes larmes qui me glacent


Il ne comprenait pas ce qui se passait ; il ressentait juste. Il ressentait cette déchirure de voir le beau visage, le beau sourire d'Ornella gâché par ces larmes. Dès qu'il avait entendu son cri de détresse, son cœur s'était mis à battre plus fort, inquiet de ce qu'il pouvait signifier. Et à présent, il ne savait pas comment la consoler, alors il la laissait pleurer, sans rien demander ou prononcer.

Ornella finit par se calmer ; du moins, elle ne pleurait plus. Elle resta encore un peu le visage enfoui dans le manteau de Tristan, toujours interdit. Puis elle se détacha de son ami, mais garda la tête baissée.

« Je pensais justement à toi. »

Ce fut tout ce que le jeune homme trouva à dire. Il n'allait pas la forcer à lui raconter ce qui l'avait mise dans cet état.

D'ailleurs, à la suite de cette déclaration, elle releva la tête et Tristan put voir une ébauche de sourire se peindre sur ses lèvres.

« C'est vrai ? questionna-t-elle d'une petite voix.

— Oui, bien sûr ! J'avais justement sorti mon téléphone pour te répondre... désolé d'avoir oublié ton message d'hier.

— Oh... c'est... pas grave. Je suis désolée, reprit-elle quelques instants plus tard, de... de... »

Parce que Tristan avait prévu qu'elle risquait de pleurer à nouveau, il s'était empressé de lui tendre un paquet de mouchoir.

« Viens, je t'emmène au café, proposa-t-il. Tu prendras ton fameux thé à la vanille. »


Les deux adolescents avaient pris place à une table du café. Pendant qu'Ornella finissait son thé, Tristan observait le décor minimaliste du lieu. L'ameublement était constitué de tableset de chaises en bois, de couleur beige, et la décoration se résumait à quelques peintures de paysages déserts accrochées aux murs. L'on pouvait aussi entendre des morceaux de jazz, car l'ambiance cosy du lieu incitait les clients à ne pas parler, ou sinon à chuchoter entre eux.

« C'est à cause du lycée. » finit par énoncer la jeune fille.

Tristan reporta toute son attention sur son amie, qui gardait le regard au fond de sa tasse vide.

« Enfin, à cause... ça se passe au lycée. J'ai été prise en grippe par un groupe. Parce que... je ne sais même pas. Je sais juste que la plupart du temps ils font comme si je n'existais pas, même en cours quand on doit travailler ensemble. Des fois ils me parlent, mais c'est pour me critiquer.

« Ce matin en sport, certaines filles sont venues courir avec moi. Une m'a fait un croche-pied, je suis tombée par terre et j'ai eu deux ou trois écorchures aux genoux ou aux bras. La prof ne m'a pas crue, et les filles ont commencé à m'accuser de mentir. Il y a que Dastan, l'Américain en échange linguistique, qui m'a défendue... Il avait vu la scène parce qu'il courrait derrière nous.

« La prof a fini par arrêter la discussion, elle avait peur que ça dégénère trop. Mais après les cours, les filles m'ont attendue et m'ont poussée contre les murs, et m'ont donné des coups de pieds. Elles m'ont dit que si je les dénonçais elles allaient mettre tout le lycée contre moi. Je... j'ai pas peur d'elles, mais je sais pas pourquoi, j'ai pensé que si elles faisaient vraiment ça, je serais toute seule et... ça, j'en ai eu peur soudain.

« J'ai trainé pour rentrer, et puis je t'ai vu dans cette rue... j'ai craqué... »

La voix d'Ornella se cassa brièvement. Tristan ne dit rien, interdit. Il semblait désorienté et hors d'atteinte. Pourtant, un sentiment de vengeance enflammait son cœur. Comment pouvait-on faire cela à Ornella ? Il avait envie de faire payer à ce groupe, ces filles en l'occurrence, les larmes de son amie, qui lui ôtaient son doux sourire.

Mais cela ne ferait qu'aggraver les choses pour la jeune fille, il le savait et enrageait intérieurement de se sentir impuissant.

Il s'obligea à se tempérer, en se concentrant notamment sur sa respiration. Cet exercice fonctionna, et, avec toute la tendresse que sa timidité lui permettait de témoigner, il proposa à Ornella de la raccompagner chez elle. Il lui donna peut-être l'impression de négliger son problème, mais il ne souhaitait pas lui dire de paroles creuses ou des mots ratés. Cela ne servait à rien, il le savait par expérience, notamment lorsqu'il était lui-même assujetti à ses propres démons.

Alors il se borna au seul rôle qu'il pensait pouvoir assumer : rester à ses côtés. Être cette présence invisible qui la soutiendrait, cette présence invisible que l'on oubliait.

Sur le chemin du retour, les deux adolescents ne parlèrent pas, chacun perdu dans ses pensées.

(CC2018) Chaque année le printemps revient [TERMINÉE]Where stories live. Discover now