13 - Le contrat

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10 janvier 1856, village près de Rosebrune

Le coche s'arrête devant l'auberge du village de Saint-Denis-d'Anjou. Le marchepied est descendu, la portière ouverte et Mme Avard y pose son gros pied en affectant les airs d'une princesse russe. Son large chapeau se coince dans l'embrasure mais d'un sec mouvement de la tête, elle tire et le décoince, avant de mettre dignement le pied sur le plancher des vaches. Son époux la suit et remet son haut de forme en sortant. Il neige un peu.

– Mon cher, vous m'amenez dans un coin miteux ! Que voulez-vous que je fasse dans une telle bourgade ?

Madame Avard avait parlé d'une voix haut perchée, empruntée et précieuse, à la manière des gens qui se croient d'importance mais qui n'ont d'intéressant que la curiosité ou le rire qu'ils provoquent. Les plumes colorées de son chapeau s'agitent frénétiquement alors qu'elle tourne la tête dans tous les sens pour détailler avec dédain les lieux qu'elle va habiter quelques temps. Le notaire propose son bras à sa femme en soupirant, puis sans plus de commentaire, ils entrent dans l'auberge.

Une heure plus tard, Mr. Avard ressort avec un attaché sous le bras. Il est bien content de se débarrasser de sa femme pendant quelques heures. Il hèle un passant et demande où il peut trouver un service de fiacre. Il doit se rendre aux Aubépines à quelques distance du village. Il trouve bientôt ce qu'il cherche et il se met en route.

L'annonce des fiançailles de Louise de Rosebrune le contrarie. Cela n'était pas censé se produire. Comment cette petite bourgeoise à peine sortie du couvent s'est-elle débrouillée pour trouver un parti si rapidement ? Et qui accepte de l'épouser dans les six mois ! Il y a quelque chose à éclaircir dans cette histoire, le notaire en est certain. Dans tous les cas, il a bien l'intention de mettre des bâtons dans les roues du couple. Il veut Rosebrune, il l'aura, et surtout, il aura l'argent que cela lui rapportera. Sa femme n'aura plus besoin de se prétendre importante, elle le sera.

Il ne comprends pas pourquoi la comtesse a tenu à ce que ce soit lui qui se charge des papiers du mariage. Certainement pour le braver, lui montrer qu'il avait tort de s'attaquer à Louise. Il faut qu'il empêche ce mariage ! S'occuper des papiers du contrat n'est qu'un prétexte à son installation au village. En réalité, il est là pour observer. La moindre chose suspecte qui lui apparaîtra dans le comportement des deux jeunes gens pourra toujours être matière à obstacle. 

Le cocher ralentit. Il arrive aux Aubépines. Il se penche légèrement sur le côté. On l'attend sur le perron : deux femmes et un homme, certainement le fiancé. Et en effet, c'est ainsi qu'il lui est présenté, Thomas de Saultave, fiancé de Louise depuis début décembre. Le notaire leur présente ses voeux de bonheur, mais aussi ceux de la nouvelle année, et s'excuse du retard qu'il a pris pour constituer les papiers du contrat. Tout en entrant dans le château, il se justifie avec les nombreuses fêtes de famille auxquelles il a assisté, qui l'ont empêché de travailler. La réalité est tout autre.

Retarder le plus possible ce mariage. C'est ce qui compte. Il veut se donner le temps de trouver une raison de l'annuler. C'est aussi pour cela qu'il est venu s'installer si près. Avec sa femme de surcroît. Il veut les surveiller tous les deux, tous le monde. Le moindre prétexte sera bon pour que cela n'ait pas lieu.

Ils entrent tous dans un bureau et s'installent les uns en face des autres pour discuter à leur aise. Les deux tourtereaux semblent heureux. Louise sourit, elle a accepté le bras de Thomas et s'est installée à ses côtés. Il lui adresse de longs et doux regards énamourés qui écœurent le notaire. La jeune fille baisse les yeux mais n'a pas la décence de rougir. "Dommage que ce ne soit pas un crime, j'aurais pu me servir de cela pour les empêcher de convoler ..." pense Avard avec un humour noir débordant de cynisme.

Il sort les papiers de son attaché et les présente à ses clients.

- Vous devrez encore décider de certaines choses, mais dans l'ensemble le dossier est prêt, affirme-t-il à contrecœur.

Thomas se détache de Louise et prend les papiers avec un air concentré. Double-jeu. Il veut vérifier que c'est bien au nom de Thomas de Saultave que le document est établi, et en même temps, aux yeux de la comtesse, qui reste tout de même la garante de l'intégrité de Louise, il passera pour un homme réfléchit, qui s'assure que les choses sont en ordre. Et elles le sont bien en effet. Pourtant, lorsqu'il repose les papiers sur la table basse avec un sourire qui indique son contentement, il est interpellé par le notaire.

Celui-ci a eu une petite idée, qui pourrait lui faire gagner du temps.

- Pardonnez-moi, monsieur de Saultave, mais il me manquait l'un des documents que je vous avait réclamé pour l'établissement de ce contrat. Peut-être l'ai-je perdu, mais il ne me semble pas l'avoir eu entre les mains. Je ne pourrais pas terminer ces papiers sans ce document, il est indispensable.

Pur mensonge. Il l'avait eu. Mais le jeune homme, bien que visiblement contrarié, ne rechigna pas à apporter le document en question, et le promit pour la semaine suivante au plus tard. Suite à cela, Louise se leva et les invita à passer au salon pour un thé. Avard allait refuser, mais la mission qu'il s'était donné de les observer lui revint à l'esprit et il décida de faire du zèle. Aussi accepta-t-il et passa dans le salon avec le reste de la compagnie.



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