2 - Le testament

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13 septembre 1855

Anjou

Il ne pleut pas. Le soleil brille, même. C'est probablement le jour le plus chaud du mois de septembre. Les femmes agitent frénétiquement leurs éventails noirs : le caveau des Rosebrune n'est pas à l'ombre des cyprès du cimetière. Pourtant les hommes semblent supporter stoïquement la chaleur.

Louise ne regarde pas autour d'elle. Un voile de crêpe noir devant le visage, elle est seule face à sa douleur. Elle tient un rameau de camélia blanc dans les mains, sans pouvoir l'empêcher de trembler. Seul signe apparent de son chagrin. Quand le cercueil est placé dans le caveau, elle s'avance et pose la fleur avant de réciter un Pater et un Ave pour le repos de l'âme de son défunt père. La comtesse de Marvac vient la soutenir quand elle sort. Une longue procession de voisins et connaissances défile alors pour lui présenter leurs condoléances.

La jeune fille le vit comme dans un rêve. Pour elle, le temps s'est arrêté. Elle ne verra plus son père, mais elle ne peut encore le concevoir. C'est trop tôt, c'est trop brusque, c'est trop rapide. Il lui faut du temps, pour accepter et pour comprendre, si jamais quelque chose est à comprendre.

Elle quitte le cimetière plus triste que jamais et monte silencieusement dans la calèche noire, prêtée par la comtesse, et qui doit la conduire, avec cette dernière, au château de Rosebrune. Là, le notaire, Mr. Frédéric Avard, procédera à la lecture du testament. La route jusqu'aux grilles de la belle propriété se passe dans un morne silence. Les deux femmes sont plongées dans leurs pensées. Mais passées les grilles, Louise semble s'éveiller.

La calèche s'avance dans une allée bordée d'arbres. Au bout, se dessine l'élégante façade du château, le perron, les fenêtres, les balcons. Louise se redresse, ses yeux s'attardent sur la végétation connue du parc. C'est là qu'elle a passé son enfance, jusqu'à la mort de sa mère, elle se rappelle ce jour terrible ... Et puis, après le long intermède des étés chez Virginie, il y a eu le retour de son père des Amériques. Elle a pu revenir à Rosebrune, et y inviter son amie, et quelques gentilles voisines. Un mince sourire orne son visage endeuillé.

Ce château, elle l'aime tellement ! C'est sa maison véritable. C'est l'écrin de son cœur. Rien ne saurait altérer cet amour qu'elle porte à la terre foulée par ses pieds d'enfant, puis de jeune fille.

La calèche passe près d'un arbre aux longues branches. Louise tend sa main gantée de noir, elle effleure les feuilles du marronnier. Une ombre passe sur son visage. Que va-t-elle devenir à présent qu'elle est seule ? Son oncle et sa tante sont si loin ... pourra-t-elle rester ici ? si jamais cette consolation devait lui être enlevée, survivrait-elle ?

La calèche s'arrête devant le château. Un valet vient ouvrir la portière de la voiture, puis aide la comtesse et Louise à descendre. A peine sont-elles en haut des marches du perron qu'une seconde voiture pénètre dans le parc.

- C'est certainement le notaire, affirme la comtesse. Venez, entrons et installons-nous. Votre majordome lui ouvrira.

Louise hoche la tête et suit la femme dans le château.

Héloïse Devreaux, comtesse de Marvac, est veuve depuis trois ans. N'ayant pas eu d'enfant, son époux l'a laissé seule légataire du domaine des Aubépines, à quelques lieues de Rosebrune. Le père de Louise était un grand ami du comte de Marvac, et la mort de ce dernier ne l'a pas empêché de maintenir d'amicales relations avec sa veuve, qui, aujourd'hui, soutient Louise dans l'épreuve qu'elle traverse. Agée de 54 ans, elle porte ses cheveux grisonnants enserrés dans un chignon sévère et bas. La gentillesse est la qualité qui la caractérise, et une prestance naturelle, que le temps n'a su atteindre, impose à tous le respect. Louise a toujours eu de l'admiration pour elle.

Les deux femmes s'installent dans le bureau qu'occupait le défunt. Un valet de pied apporte des rafraîchissements auxquels Louise ne touche pas. Elle est absorbée dans la contemplation de la pièce. Tout lui rappelle son père. Les souvenirs, heureux, malheureux, se mêlent en elle à la douleur et à la crainte d'oublier, de perdre ce qui lui permet de se souvenir. Héloïse prend un verre d'eau, et observe un silence respectueux des pensées de la jeune fille. Elle entend le notaire entrer dans la demeure. Il va bientôt pénétrer dans le bureau. La porte s'ouvre, le majordome entre.

- Mademoiselle, le notaire est ici.

A l'instar de sa compagne, Louise se lève, très pâle et reste muette. Sur un signe de la comtesse, le domestique s'efface et laisse entrer un homme vêtu de noir, comme l'exige l'occasion. Mr. Avard est petit de taille, et un léger embonpoint se devine sous sa redingote. Une calvitie lui a depuis longtemps dégarni le crâne, sur lequel quelques cheveux survivants se tiennent loin les uns des autres. Il porte une sacoche sous le bras et salue bien bas ces dames en présentant ses plus sincères condoléances. Il est invité à s'installer. Il s'assied, sort ses papiers, chausse ses lunettes et quette d'un regard l'assentiment de Louise.

Celle-ci est tendue. Faut-il vraiment que cela ait lieu aujourd'hui ? Ne peut-on attendre un peu ? C'est si douloureux.

- Je vais procéder à la lecture du testament de votre défunt père, mademoiselle de Rosebrune, si vous le permettez.

Louise hoche la tête.

- Je vous en prie, souffle-t-elle très bas.

Le geste d'invite qui accompagne ses paroles décide le notaire. Après les formules d'usage qui attestent de la validité de l'acte, il poursuit :

- Je lègue mes parts de ma société à mon frère, César de Rosebrune, qui en possède déjà la moitié. Je sais que sa femme, Marie-Iphigénie, a toujours apprécié les améthystes que j'avais offert à mon épouse, je lui lègue donc de bon cœur la parure complète, sachant que ma fille, Louise, ne les a jamais aimées. L'intégralité du domaine de Rosebrune, c'est-à-dire le château, les dépendances, le parc et les terres reviennent à ma fille unique, Louise de Rosebrune ...

Mr. Avard marque une légère pose dans sa lecture et regarde les deux femmes par-dessus ses lunettes. Héloïse de Marvac sourit. C'est dans l'ordre des choses. Louise baisse simplement la tête. Elle est soulagée de savoir que Rosebrune n'ira pas aux mains d'étrangers. Si son père avait jugé bon de léguer le domaine à son oncle, cela lui aurait fait le même effet. Cependant, le notaire n'a pas fini.

- ... à la condition qu'elle se marie dans les six mois qui suivront mon décès.

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