6 - Les vautours

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29 octobre 1855, au manoir des Tolbaire 

L'orage gronde dehors. Il a plut toute la journée, et la nuit, bien avancée, promet de connaître le même déluge. Eric Tolbaire n'en n'a cure, il fume un cigare, assit dans un fauteuil confortable auprès du feu, en lisant un Laclos. Il peut rarement profiter de moments de calme tels que celui-ci, dans le manoir habité par ses quatre sœurs et ses parents.

Plongé dans sa lecture, l'orage grondant et la pluie battant aux volets, il n'entend pas tout de suite les coups qu'on frappe à la porte d'entrée. Mais un coup donné plus fort le pousse à se lever et à aller ouvrir. A ce moment, un éclair illumine toute la campagne dans l'éclatement du tonnerre, découpant distinctement sur le ciel soudain blanc, la silhouette sombre qui se présente sur le perron.

Dégoulinant d'eau, son chapeau faisant gouttière, grelottant de froid, un jeune homme blond se tient là. Il sourit en voyant le visage surpris d'Eric.

- Sylvien ! Vieux renard, que fais-tu là ? Entre donc, ne reste pas dehors, tu m'expliqueras cela devant la cheminée.

Eric laisse entrer son ami et appelle le majordome d'une voix forte, pour qu'il fasse son office. En quelques instants, Sylvien est introduit dans la demeure et débarrassé de sa longue pèlerine détrempée.

- Tu es venu à cheval ? Ta monture est dehors ? Non ? Ah ... Gilles à dû s'en charger ... oui, c'est cela. As-tu mangé ? Non ? Allez, viens t'installer.

Sylvien a vite fait de se retrouver attablé devant un excellent potage de légumes. Il est affamé : il n'a rien avalé depuis le matin. Quelques minutes se passent sans qu'aucun des deux jeunes hommes ne disent un mot. Le premier mange sans se préoccuper de ce qui l'entoure, dans la chaleureuse lumière du feu de cheminée. L'autre regarde son ami avec un petit air amusé. Eric a complètement oublié son livre. La visite de Sylvien le surprend. Voilà bien deux ans qu'ils ne se sont vus. Il finit par rompre le silence :

- Alors, toujours criblé de dettes ?

Sylvien s'interrompt, et se rejette en arrière dans sa chaise, en pliant sa serviette, tapotant auparavant le coin de ses lèvres. "Tiens, il a acquis les bonnes manières", remarque Eric en haussant discrètement un sourcils.

- Il m'en reste quelques unes, mais pas des moindres. J'ai réussi à rembourser le reste grâce à mon incomparable chance au jeu !

- Tu veux de l'argent ? 

Sylvien ne répond rien et se contente de fixer Eric avec un regard indéfinissable. Son ami ne sait comment interpréter ce regard. Sylvien doit avoir une idée derrière la tête.

- A vrai dire, j'ai une raison bien particulière de vouloir renouer nos relations.

- Au point d'arriver en pleine nuit, trempé comme une soupe ? Cela doit être sacrément urgent !

- C'est possible, mais tu vas m'en apprendre davantage j'espère. Connais-tu Louise de Rosebrune ?

Eric haussa un sourcil surpris.

- Louise de Rosebrune ? Mon Dieu, oui ! Elle est devenue une célébrité dans le voisinage. Tu la connais ?

- Non, seulement de nom. Il se trouve que la sœur de ma fiancée est son amie.

- Ta fiancée ? J'en apprends de bonnes ! Tu te ranges, dis-moi. C'est la perle rare ou bien une riche héritière ? Les deux peut-être ?

- Riche héritière. Enfin ... elle a une belle dot, et mon futur beau-père est plein aux as. Et c'est une aristocrate.

Eric grimace. Il tend la main vers la carafe et verse du vin dans leurs verres. Il n'a jamais aimé les aristocrates. Trop hautains pour lui. Et surtout, ils sont trop souvent désargentés, maintenant. Ceux qui sont riches sont suspects à ses yeux. 

- Si cela te convient ... tu es conscient qu'elle ne t'apporteras pas le nom ? Hum ... mon vieux, une petite bourgeoise très fortunée aurait aussi bien fait ton bonheur ...

Il porte son verre à ses lèvres puis interrompt son geste alors qu'une idée lui traverse l'esprit.

- Mais pourquoi Louise de Rosebrune t'intéresse-t-elle ? C'est à cause d'elle que tu es là ?

- Oui. J'aimerais en apprendre davantage à son sujet ... au sujet de sa dot, surtout ... 

- Ah ! tu sais pour l'héritage !

Sylvien sourit. Eric a toujours été perspicace. Ils se sont toujours très bien compris tous les deux.

- ... je suis au courant en effet. Et je ne suis pas encore marié ...

Ils échangent un regard entendu de comploteurs. Cette seule phrase les transporte quelques années en arrière, quand Sylvien s'est lancé dans la chasse aux héritières. Eric prend une gorgée de vin, faisant monter le suspens. Puis il s'amuse à faire tourner la liqueur rouge dedans.

- Louise de Rosebrune ... sa mère était une aristocrate d'ancien régime, mais son père n'était pas issu de la noblesse, bien qu'il ait ajouté la particule à son nom. Un peu comme toi ... mais lui avait des affaires florissantes et extrêmement lucratives aux Etats-Unis. Le chemin de fer, il me semble. La petite a encore un oncle là-bas, qui était associé avec son père et qui a dû hériter des parts de la compagnie à sa mort.

- Elle a donc encore un oncle ...

- Bah ... il n'a pas donné signe de vie depuis l'enterrement du vieux. Pour moi, on ne le reverra plus.

- Mais comment sais-tu tout cela ?

- Mes sœurs, mon cher, mes sœurs ! Elles n'arrêtent pas de me rebattre les oreilles de cette Louise ! Surtout Marie. Et le 20, ma mère a eu l'excellente idée de donner un bal ici-même. Bien sûr, Louise était invitée. Elle est déjà entourée d'une nuée de jeunes bleus qui n'osent pas lui prendre la main.

- Oui ... elle faisait mention de ton nom dans la lettre envoyée à Virginie - la sœur de ma fiancée - et j'ai demandé des explications par politesse d'abord, par intérêt ensuite. Je me suis décidé à venir te voir quand j'ai estimé la situation intéressante ... Mais je veux évaluer les choses.

Eric comprend tout de suite de quoi il veut parler.

- Je ne saurais pas te dire avec précision à combien s'élève l'héritage, mais je peux t'assurer que le domaine de Rosebrune est très grand et très beau, bien entretenu. A vue d'œil, je l'évaluerais à 500 000 francs à l'achat. 20 000 de rentes annuelles au moins.

Le visage de Sylvien s'illumina d'intérêt.

- C'est colossal ! Il faut que je la rencontre. C'est bien plus que ce que je peux espérer actuellement !

Sylvien a mis son cerveau en marche. La somme est énorme. La proie est facile. L'affaire en vaut le coup. Mais il y a Elisa.

- Il faut que je disparaisse de Paris.

Eric se lève et s'approche du feu.

- Il faut que tu disparaisse tout court, corrige-t-il. Il ne faudrait pas que Louise de Rosebrune mentionne un certain Sylvien d'Ardoisan, dans les lettres à ses amies ...

Sylvien acquiesce. Cette histoire lui plaît. Il commençait à s'ennuyer ferme dans les salons parisiens, forcé de jouer au parfait futur gendre. Eric se retourne vers lui, un large sourire aux lèvres.

- Ah ! Sylvien ! Je retrouve nos petites manigances avec joie ! Nous allons ferrer le poisson, compte sur moi. Je te présenterai lors du prochain bal ...

Amours & cupiditésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant