– Je peux te poser une question ?

Pasquarelli sourit, sans quitter du regard les rochers que nous sommes en train de contourner.

– Ça te tue de ne pas parler, hein ?

– Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire. Je suis tellement zen que je sens monter l'illumination. Je ne vais pas tarder à me changer en boule de lumière pure.

Ruggero coupe le moteur en s'approchant d'une bouée.

– Vas-y, dit-il, mais je te préviens : ma vie est à peu près aussi trépidante que celle des rochers qu'on voit là-bas.

– J'adore les rochers.

– Alors, demande-moi ce que tu veux, rétorque-t-il en gloussant.

J'observe les muscles qui se tendent dans son dos et ses bras tandis qu'il se penche pour attraper la bouée.

– Est-ce que tu envisages de repartir un jour ?

Il se redresse et passe la corde dans la poulie.

– Parfois, répond-il en s'assurant que tout est bien fixé. Je me plaisais bien à l'université. J'aimerais beaucoup y retourner.

– Tu étais où ?

– À Boston, au Massachusetts College of Art. Je voulais devenir graphiste.

J'essaie de l'imaginer devant un ordinateur, coincé sur une chaise de bureau.

– Tu rigoles ? Tu étudiais l'art ?

Il hausse les épaules et vient s'asseoir à côté de moi.

– Tu ne trouves pas que j'ai une âme d'artiste ?

– Non, ce n'est pas ça, dis-je en espérant ne pas l'avoir offensé. Je ne l'aurais pas deviné, c'est tout.

– J'ai toujours aimé dessiner, bougonne-t-il, l'air un peu gêné.

– Comme ta mère.

Aussitôt je regrette ce commentaire. Il se redresse et s'écarte imperceptiblement, les épaules un peu voûtées, comme s'il cherchait à me cacher quelque chose.

– Non, pas vraiment, souffle-t-il. Elle était... Enfin, elle est peintre. Moi je me contentais de gribouiller. Ce n'était rien de sérieux. De toute façon, j'ai arrêté, maintenant.

– Pourquoi ?

Il se gratte la joue, les yeux levés vers la lune.

– Parce que je n'en avais plus vraiment envie, répond-il. Je travaille beaucoup depuis que je suis revenu et, quand j'ai du temps libre, je préfère le passer à autre chose.

Il se tourne vers moi avec un sourire espiègle et je sens qu'il se détend de nouveau. Je pose la tête dans le creux de son épaule.

– Quoi, par exemple ? dis-je pour le taquiner.

– Oh, je ne sais pas, murmure-t-il en se décalant un peu, de sorte que nos cuisses se touchent. Plein de choses.

Il passe un bras autour de mon cou, et on s'adosse au flanc du bateau, les yeux perdus au loin. Le ciel est strié d'orange et de rose à l'horizon, et le soleil tente vaillamment de percer les nuages pour s'élever dans le ciel.
Je désigne du menton ce spectacle magnifique et lève la main pour entremêler mes doigts aux siens.

– Ça, par exemple ?

– Par exemple, répond-il en souriant.

Ruggero me dépose au ponton avant de rentrer au port pour décharger. Je devrais aller me coucher. Chiara et Carolina ne vont pas tarder à se réveiller et si je passe la journée dans ma chambre, elles vont se poser des questions. Pourtant j'ai l'impression que des étincelles me courent sur la peau, et ça fait des siècles que je n'ai pas eu les idées aussi claires.
Au lieu de retourner à la maison, je me dirige vers l'ancienne carrière. Le ciel hésite encore entre la nuit et le jour, et les oiseaux commencent à peine à chanter. Je remarque toutes sortes d'événements minuscules autour de moi, dont je n'étais pas consciente avant.
D'habitude, j'ai le cerveau en surchauffe à force de devoir me rappeler chaque détail de mon emploi du temps, chaque session en studio, chaque interview, tout ce qui va se passer dans une semaine, un mois, un an... L'avenir fait autant partie de mon quotidien que le présent. Ici, en revanche, j'ai l'impression d'être exactement à ma place, l'impression que tout ce qui compte est précisément en train de se dérouler maintenant.
Je m'assieds au bord de la falaise et frissonne dans l'air matinal. J'aimerais que Rugge soit là pour me réchauffer, pour me faire un feu de bois. Je souris en me rappelant la sensation de son bras sur mon épaule, fort et solide, mais il n'y a pas que ça. Tout est facile avec lui, parce que je peux me contenter d'être moi-même. Il n'a rien à voir avec Valentina, la pop star. C'est quelque chose que je n'ai jamais connu dans mes précédentes relations, même pas avec Gastón. Je l'ai rencontré au moment où ma carrière décollait.
Ruggero est différent. Il ne sait peut-être pas comment s'habiller pour un gala, mais avec lui, je me sens bien. Mieux que jamais.
J'entends un léger souffle – le bruit des arbres qui ploient sous la brise – et je ferme les yeux. Cet endroit a quelque chose d'essentiel ; il renferme tout ce dont on peut avoir besoin, ni plus ni moins. C'est un lieu propice aux matins paisibles, avec un café fumant et un bon livre, un lieu fait d'honnête labeur qui fatigue physiquement et de douches en plein air, un lieu sur lequel veillent des étoiles par milliers, libérées de la concurrence des lumières humaines. Je pourrais vivre heureuse, ici.
Brusquement, je rouvre les yeux. Sans que j'aie eu besoin de faire le moindre effort, la mélodie est revenue – celle qui m'avait échappé l'autre jour. Je fredonne doucement et, aussitôt, l'air se met à vibrer autour de moi, comme un écho.
Les mots me viennent tout naturellement. C'est la chanson que j'avais commencée sur la plage, à propos de ces matins où l'on se réveille sans savoir où l'on est ni pourquoi. Sauf que, aujourd'hui, je trouve cette amnésie rassurante. J'apprécie l'idée d'entrer dans un jour entièrement nouveau, sans attaches ni amarres, rien qui retienne au passé ou qui précipite vers l'avenir. Soudain un globe de lumière blanche surgit entre les arbres. Le soleil se lève, plein de force et d'espoir, prêt à affronter l'univers.
Les paroles de la chanson se bousculent sur ma langue, comme quand j'étais petite et que je chantais à tue-tête face au carrelage bleu et blanc de la salle de bains.

Le soleil brille, un jour nouveau,
Un monde tout frais et loin de tout.
Une petite maison, seule sur l'eau,
En paix sur les vagues, avec nous.
Le soleil oublie, sans passé.
Aujourd'hui, demain, pour durer.
Un bateau qui ne part jamais,
L'ancre dont j'ai toujours rêvé.
Les pièges flottent sous les balises,
Le feu crépite et m'hypnotise.
Ce que je saurai, ce qu'on dira.
J'ai jeté l'ancre ; je suis chez moi.

Sing! [ADAPTATION] - TERMINÉE Unde poveștirile trăiesc. Descoperă acum