Texte n°1

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Le monde ne tourne pas rond

«Cher...

Je ne sais même pas à qui adresser cette lettre. Qui la lira, d'ailleurs ? Qui sera assez fou pour lire la lettre de détresse d'un pauvre ballon désespéré ? Qui sera assez compatissant pour daigner déchiffrer les ultimes mots d'un objet au bord du gouffre, au bout de sa vie ?

Si j'ai décidé de prendre la plume, en ce soir printanier, c'est pour vous tirer ma révérence. Avant que ne vienne l'heure fatale pour moi. Je fuis. Tant qu'il en est encore temps. Je fuis. La Coupe du Monde. Je n'y survivrai pas. Je le sens, je le sais.

À quoi bon continuer, alors, si je sais ne pas passer le cap de cet été ?

De toute ma vie, je n'ai fait que souffrir. On me lance, on me récupère ; on me jette, on me projette. Sans fin. Sans cesse. Je n'ai jamais connu rien d'autre que ce ballotage incessant, d'un côté à l'autre du terrain herbu.

Quand je pense à mes cousins, les dirigeables, qui peuvent voler dans le ciel, libres, j'en deviens vert de jalousie. Vert comme la pelouse, là où je suis condamné à passer le restant de mes jours. Jours que j'ai décidé d'écourter.

En y repensant, tous les membres de ma famille ont bénéficié d'une vie calme et paisible. Les ballons de baudruche, s'élevant dans les airs, faisant sourire innocemment les enfants. Les montgolfières, elles aussi, dérivant dans l'immensité bleue. Le bleu. J'ai toujours aimé cette couleur. Ironie de la vie, c'est celle des vêtements de mes bourreaux. Rire ou pleurer, le choix est ardu. Puisque l'heure est aux derniers choix, je dirais pleurer. Ma vie a été faite de larmes, de cris et de douleurs, autant la finir comme elle a commencé.

Seuls mes cousins, l'ovale de rugby, et ma nièce, la balle de ping-pong connaissent mes sentiments. Ce sentiment de n'appartenir à rien, de ne servir à rien, d'avoir l'impression de n'être qu'un... objet.

Ces coups que je reçois, en pleine tête, en plein ventre, en plein cœur, ont marqué mon âme à jamais. Ils y ont tracé une marque noir, pour la mort, et un trait rouge, pour le sang, indélébiles.

Je ne compte plus le nombre d'ecchymoses qui colorent mon corps, ni le nombre de traumatismes que j'ai enduré. Finir dans les filets du gardien, là était ma direction finale la plus douce. Il m'est même arrivé de terminer chez le public, ces fous hurlant à cracher leurs poumons, ou de rebondir sur un poteau, qui ne faisait qu'accroître ma douleur.

On me disait que j'étais gonflé. Pourtant, je ne le faisais pas exprès. C'était mon rôle. De rebondir, d'être ferme. C'est drôle, au fond, que le monde m'en veuille tellement alors que nous avons la même forme. Nous sommes tous deux parfaitement ronds, parfaitement lisses, parfaitement parfaits. Mais, ils n'aiment pas la perfection. Alors, nous tournons carré. Et finissons par perdre la boule.

Pourtant, je l'étais, gonflé, au début. Pas gonflé dans le sens péjoratif où ils l'entendent. Gonflé à bloc. Mais, il a suffit d'un ou deux matchs, qui, tels deux marteaux-piqueurs, ont anéanti mon ciment de rêves. Mon béton d'espoir.

C'est pour toutes ces raisons, que demain, à la mi-temps, je me crèverai. Alors que tous les supporters seront focalisés sur mes bourreaux, je roulerai jusqu'au coin du terrain, où mon complice, mon sauveur, aura déposé une aiguille. Tel la Belle au Bois Dormant, je me piquerai le doigt, et sombrerai dans un sommeil éternel...

Ahah, c'est ironique que je crève en crevant !

Mais après toutes les souffrances, physiques et morales, que j'ai affronté courageusement tout au long de ma vie, n'ai-je pas droit à un peu de repos ? Après avoir fait vibré toute une nation, que dis-je ? le monde, n'ai-je pas droit à un peu de reconnaissance ? Est-ce trop demander ?

Les ténèbres m'envahissent peu à peu, peur à peur, et je ne sais pas comment lutter. Je n'aurai pas pu lutter. Alors, je me laisse simplement glisser sur la pente de la mort, espérant que mes souffrances connaîtront enfin leur fin, et que, quoi qu'il advienne ensuite, je comprenne le sens du mot «douceur»....

Adieu, monde cruel,

Jean-Pierre Latête, le ballon de football.»

Concours Wattpad || ACTIF ET RIGOLO [FERME]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant