23 Tout compte fait, j'ai quand même une chouette vie.

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Tout compte fait, j'ai quand même une chouette vie. C'est sûr que mes volages humeurs, ma propension à passer sans cesse du désespoir profond à la joie mystique, mes changements continuels d'états d'âme, finissent par m'user. J'ai conscience de vivre, ces derniers temps, en montagnes russes : un moment complétement déprimé, tombé dans le trente-sixième dessous et, l'instant d'après, heureux de vivre et touchant les cieux. Je passe de l'acrimonie à la gaieté, de la misanthropie à l'allégresse, de la maussaderie à l'euphorie, de la nuit de l'hiver au soleil éclatant de l'été. Tout ça à un rythme inquiétant. Mon système cardio-vasculaire doit en prendre un coup. Et je ne parle même pas de ma santé mentale : si ça se trouve, je suis un déprimé, un bipolaire ou un dysthymique en puissance. Je pressens que je vais finir alcoolique, obèse, diabétique, parkinsonien, ou andropausé précoce. Peut-être même vais-je mourir d'un infarctus cérébral ou d'une crise cardiaque ? Dans l'hypothèse – bien incertaine - où je ne me suiciderai pas avant, bien sûr.

Bon comme d'habitude je suis là à pleurnicher sur mon sort. C'est tout moi, ça. Je fais le malheureux et le dépressif chronique alors que je devrai me réjouir. Car j'ai bon espoir de parvenir, enfin, à séduire une femme. Et pas n'importe quelle femme : une madone, une oréade, une aphrodite. La femme de ma vie. Belle et douce et lumineuse et gentille et attentionnée. Et qui est, en plus, une salope finie. Le rêve de n'importe quel mec ! Et ce rêve est à ma portée, à moi le boutonneux du lycée, celui que tout le monde traitait de « fou » et de « minable ». Putain la revanche ! Putain j'imagine leur gueule quand ils me verront avec une bombasse pendue à mon bras. Et moi je la jouerai modeste : « tiens salut, je te présente Roxane, ma fiancée. Oui, on va se marier ». Et de m'imaginer déjà vivant en couple à Bruxelles, moi bossant 15 heures par jour comme chercheur dans un labo, elle s'occupant des enfants, vivant tous les deux modestement mais intensément amoureux et heureux. Je commençais même à réfléchir à mon sujet de thèse.

Jamais, jamais, je ne me suis senti aussi débordant de vie. Pour la toute première fois j'avais un but. Un vrai, quelque chose qui vaille la peine. Pas un objectif à la con, genre battre un record improbable à Call Of Duty, écrire une application pour smartphone, finir Super Mario Bros en moins de 20 minutes ou publier un article radicalement novateur dans TSI. Non, cette fois-ci j'ai la certitude qu'enfin quelqu'un compte pour moi et que je compte pour elle. Et que ce n'est ni une question d'argent ni une de ces foutues conneries d'objectifs professionnels. Quelqu'un a vraiment besoin de moi. Et ce quelqu'un n'essaie pas de m'embobiner ou de me manipuler. Et il a un prénom de princesse antique : Roxane.

Au bureau, moi qui d'habitude rase les murs, j'ai chaleureusement serré la main de tous mes collègues et, quoique que je n'ai jamais vraiment aimé cette habitude, j'ai même fait la bise au filles. Et pour la première fois, je ne cherchais pas à plaire, à paraître sympathique. Je ne jouais pas un rôle, j'étais tout simplement sincère, naturel. Quand je pense au temps que j'ai passé à potasser des manuels de développement personnel : « Comment se faire des amis », « Guide de la conversation », « Manuel de survie au bureau », « Maîtriser les techniques de persuasion »... Quand je pense aux efforts que j'ai fait pour « m'écouter plus », « redécouvrir mon enfant intérieur », « évaluer mon quotient émotionnel », « cesser de faire ma victime ». Alors qu'il me suffisait de rester naturel. Et de m'assumer un peu.

Même avec Kevin, j'ai été sympa. Pourtant dieu sait que ce mec me détecte. Depuis son costume Celio jusqu'à ses pompes derbies, en passant par son foulard de mec branché, tout chez lui me révulse. J'ai toujours détesté sa manière de parler, ses mines doucereuses, son incompétence technique, son côté dragueur impénitent. Et plus que tout, son habilité à naviguer dans la politique de bureau, son don pour s'attribuer le travail des autres et pour s'éloigner des problèmes potentiels m'exaspèrent. Un type sympa avec tout le monde, qui ne se fâche jamais, qui est toujours positif, toujours prêt à rendre service est forcément un petit enfoiré. Non ?

Je serai donc chaleureusement la main de Kevin.

- Content de te voir en si grande forme !

J'étais sincère. Il avait vraiment l'air affuté comme s'il était en fin de préparation marathon. D'habitude mes compliments sonnent faux. Et ce n'est pas étonnant : j'avais pris l'habitude d'apprendre des listes de mots gentils censés être « à utiliser sans modération au bureau ». Et comme je les employais à tort et à travers, ils tombaient toujours à plat. Mais là, Kevin semblait heureux que je lui parle comme ça. Tout en le regardant droit dans les yeux, je lui ai laissé le temps de me répondre :

- Merci.

Je voyais bien qu'il voulait ajouter quelque chose mais qu'il ne trouvait pas ses mots. Ou qu'il n'osait pas se lancer. C'est dingue ça : c'est moi qui l'impressionnait ! Alors, pour ne pas l'embarrasser j'ai tapoté sur son épaule tout en lui disant :

- Bon, allez, à plus, Kevin.

Et je me suis dirigé tout guilleret vers mon bureau. J'ai commencé à travailler tout de suite sans perdre mon temps à fureter sur le web, à lire le journal ou à jouer à des jeux débiles. Je n'ai même pas consulté mes pages Facebook, Google+, LinkedIn... Au lieu de cela, j'ai consciencieusement commencé par résoudre les demandes urgentes les plus anciennes.

La première de la pile datait de plus d'un mois avec « Urgent » écrit en rouge dessus. Suivi d'une demi-douzaine de points d'exclamation. Elle émanait de la compta. Il fallait comparer les IBAN des employés avec ceux des comptes sur lesquels on versait de l'argent. A mon avis la demande devait être obsolète mais comme il suffisait d'une petite requête SQL, je l'ai terminée en 5 minutes chrono, mise en forme du résultat, copie dans un classeur Excel et envoi par courriel compris. Pas de doute, j'étais en grande forme.

En fin de matinée j'avais terminé une trentaine de demandes urgentes quand Kevin s'est pointé dans mon bureau :

- Tu sais, souvent, le soir, on va prendre un pot entre collègues.

Bien sûr que je savais. Et je savais surtout que jamais ils ne m'avaient invité. Et les quelques fois où j'ai essayé de m'imposer, ils m'ont poliment – mais fermement – renvoyés dans les cordes.

- Alors, tu sais, si ça te dis...

C'est sûr qu'une petite sortie entre collègues, cela me changerait. L'idée de passer une nouvelle soirée à mater les fesses de Roxane ne m'enthousiasmait pas vraiment. En plus je n'avais rien préparé. Pas d'idée d'humiliation, de sévices ou de vexation. Alors j'ai accepté.

- Ok. Cool.

RoxaneDove le storie prendono vita. Scoprilo ora