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Ma vie me coule entre les doigts, comme du sable. J'ai l'impression d'être sur une pente glissante, comme attiré au fond d'une crevasse et que je ne peux rien faire pour arrêter - ou même simplement retarder - ma chute. Je m'agrippe au moindre cailloux, je plante mes ongles dans le sable, j'essaie de ramper comme un commando de marine. Mais rien n'y fait : je continue à glisser lentement. J'imagine que les mecs qui sont en train de se noyer ressentent quelque chose d'équivalent. A moins que, à cause de leur cerveau privé d'oxygène, ils ne ressentent plus rien. Juste l'irrésistible besoin d'aspirer un peu d'air.

A la réflexion, je me sens un peu comme un pauvre petit vieux dans une maison de retraite. Un bon vieux papy qui médite sur sa vie passée et se rend soudain compte de l'étendue du désastre. Il se dit « j'aurai dû faire ceci » ou « je n'aurai pas dû dire cela ». Mais c'est trop tard et il sait qu'il est trop vieux et bien trop fatigué pour recommencer. Alors il continue à jouer aux dominos en attendant le repas du soir, les médicaments et la soirée devant la télé.

Avant, j'avais une petite existence bien tranquille. Je me levais chaque matin à 7 heures pile, je prenais mon petit déjeuner tout en discutant avec mon portable : "Ok Google, quel temps fait-il ?" invariablement suivi de "Ok Google, quoi de neuf dans le monde ? ". Ensuite, je me douchais, me rasais vite fait et je partais au boulot. Le week-end je regardais quelques séries télé ou je jouais à la Play jusqu'à pas d'heure. Et j'étais fier de mettre en ligne les vidéos de mes meilleures parties sur BO2 : avec 94 kills pour seulement 4 morts, j'étais vachement fier de moi !

Bon, si c'est vrai que je ne me prenais pas la tête, faut dire aussi que je me faisais chier grave. Une vraie vie de minable. Un minable qui a été à l'école, qui gagne correctement sa vie, qui a largement de quoi manger à sa faim et dort dans un lit douillet. Un minable qui a un accès à la culture, aux spectacles, qui peut prendre l'avion passez quelques jours au bout du monde. Mais un minable tout de même.

Au boulot tout le monde me méprise. Ils me font tous des risettes quand ils ont besoin de moi, quand il faut que je les sorte du pétrin. Mais pas un seul n'aurai l'idée de m'inviter après le travail ou simplement de déjeuner avec moi. Et en dehors du boulot, je ne vois personne. Juste des pseudos et des avatars dans les jeux en ligne. Et je n'ai pas de copine. Je ne suis même pas fichu d'avoir un chat ou un canari. En fait, c'est pas que je ne peux pas, c'est que je n'aime pas les animaux.

Bien sûr, comme tout le monde, surtout les mecs j'imagine, je matais de temps en temps un ou deux films pornos. Enfin, c'était un peu plus que de temps en temps. Mais pas tous les jours non plus, faut pas exagérer. Et puis c'était des trucs plutôt gentillets. Quelques pipes, des filles qui se bécotent, des nichons fermes et de belles fesses. Du porno soft, comme on dit. En fait, à bien y réfléchir, je n'ai jamais vraiment aimé les vidéos porno. J'ai toujours préféré les nouvelles érotiques. On en trouve de bien tournées quand on a un peu de temps à perdre à chercher sur internet.

Mais aujourd'hui ma vie a changé. Chaque matin je me réveille complètement déprimé. Devant mon café, très fort, j'essaie, pour rire, "OK Google, quelles sont les dernières tendances du porno aujourd'hui ? ", mais je n'ai jamais de réponse. Les ingénieurs de chez Google doivent bloquer automatiquement les mots comme « porno », « cul », « baise » etc. C'est un peu dommage. Maintenant que je fais partie du délire érotique d'une nymphomane passablement allumée, j'aurai bien aimé discuter de ma vie amoureuse avec un robot. Un logiciel à qui je pourrais tout raconter sans qu'il se mette à se foutre de ma gueule ou qu'il appelle la police.

Je sens que je pars en vrille. Si je continue comme ça, je ne vais pas tarder à me faire virer de mon boulot. D'ailleurs, il ne m'intéresse plus. Avant, je prenais du plaisir à résoudre des problèmes compliqués. Un problème algorithmique était pour moi, comme une grille de sudoku. Je pouvais y passer des heures, retournant les données dans tous les sens et il m'arrivait souvent de me réveiller au beau milieu de la nuit et de chercher frénétiquement une feuille de papier pour y noter la solution qui venait de m'apparaître. Ma fierté, c'était de toujours rendre mes projets en temps et en heure, d'imaginer à chaque fois des solutions innovantes auxquelles personne n'avait pensé. Mais ce temps-là est terminé. La semaine dernière, j'ai quitté une réunion - inutile et exaspérante il est vrai - en claquant la porte derrière moi. Je sais que je suis fini dans ce boulot. D'ici quelques semaines je serai à la porte.

De toute façon, l'informatique m'ennuie. Les jeux vidéo m'exaspèrent. Internet, Facebook, Google et tout ça me donnent envie de vomir. Et le seul usage que j'ai encore d'internet et d'y chercher, jour après jour, de nouveaux fantasmes bien cradingues et bien tordus à infliger à la femme de ma vie. Petit à petit, je deviens un spécialiste des perversions humaines.

Ce n'est pas exactement comme ça que j'avais imaginé l'amour. Moi, ce que je voulais, c'est un peu de tendresse, des dîners aux chandelles, des sorties entre amis, des petits cadeaux et des serments cent fois répétés. Des trucs cons, exactement comme dans les publicités à la télé. Enfin, peut-être pas aussi niais, mais bon, quelque chose d'un peu fleur bleue tout de même. Une petite femme que j'aimerai et qui m'aimerai en retour, une petite maisonnette bien proprette, un gentil chien (je ferai un effort pour le supporter) et peut-être, pourquoi pas, un enfant ou deux. En tout cas, pas ce que je suis en train de vivre.

Mon seul espoir était de la retrouver un jour, et de la sauver, de l'arracher aux griffes de cet autre moi, de ce salaud qui abuse de sa faiblesse, ce sale type qui profite du désarroi d'une pauvre fille pour réaliser ses fantasmes les plus obscènes.

Pourtant, pour rien au monde, je ne retournerai à ma vie d'avant.

RoxaneHikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin