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J'ai foncé au boulot. Je me sentais léger, si léger. Et aussi fier de moi. Je voyais un avenir radieux qui s'annonçait, je faisais des plans dans ma tête, je me demandais dans quel restaurant j'aller l'emmener à diner, quel film nous irions voir au cinéma, où nous irions prendre un verre. Je me disais même qu'il fallait que je songe à renouveler la décoration de mon appartement. A faire de l'ordre dans la salle de bain. Et aussi à changer les draps.

Bon, d'accord, il n'y avait pas vraiment de quoi pavoiser. Elle m'avait à peine adressé la parole, et encore, c'était pour m'envoyer sur les roses. Mais au moins, je lui ai parlé. Même si je ne suis pas qualifié pour le titre de Don Juan de l'année, je ne me suis non plus pas dégonflé.

Dans le bus, il y avait une jolie fille rousse qui me regardait en souriant. Elle portait un t-shirt blanc avec écrit, en noir « I'M SERIOUS ». D'habitude, personne ne me regarde jamais dans le bus. Ni ailleurs, en fait. Et je ne me souviens pas qu'une jolie fille m'ai un jour souris. Pour que cela arrive aujourd'hui, je devais transpirer le bonheur, rayonner la joie de vivre. C'est comme si Dieu avait enfin daigné s'apercevoir de mon existence et si, dans un élan de folle bonté, il m'avait touché du doigt. Enfin, peut-être pas Dieu lui-même, mais au moins un de ces trucs célestes qui hantent la spiritualité des pauvres humains.

Arrivé au bureau, j'ai commencé par demander à la standardiste à l'accueil de me trouver un petit carnet puis j'ai foncé à mon bureau. Kevin était là et il commença par me hurler dessus :

- Putain, c'est à cette heure que tu te pointes ?

Je lui ai lancé un regard dédaigneux et j'ai répondu calmement :

- Ecoute, j'ai manqué mon rendez-vous chez mon toubib pour être ici. Alors, tu me lâche ou je repars tout de suite.

Il ne répondit pas. Je suis sûr qu'il savait que je mentais. Et qu'il me soupçonnait d'être la cause de ce bordel. Mais bien sûr il ne pouvait rien prouver. Et il devais penser que si je mettais ma menace à exécution, si je partais et prenais quinze jours d'arrêt maladie, ça lui retomberait dessus. Alors, comme il est très doué pour naviguer dans une entreprise, il a tout de suite trouvé quelle était la stratégie à employer.

- Excuse-moi, je suis un peu à cran. Merci d'être venu si vite.

Quel hypocrite ! Je ne suis pas très doué pour décoder l'ironie mais là, j'ai tout de suite compris ce qu'il voulait dire : « Ne me prends pas pour un con. Je te baiserai à la première occasion ». Il le pensait tellement fort que je pouvais presque l'entendre.

Alors, tout en me souriant il me tapa sur l'épaule pour m'encourager. Allez, on compte tous sur toi pour nous sortir rapidement de là ! Bon courage. Et il sorti de mon bureau.

Putain, ce type est un génie ! Moi je serai incapable de contrôler ainsi mes émotions. A sa place, je me serai emporté, j'aurai crié, j'aurai accusé. Et je me serai ridiculisé. Lui non. Patiemment, il accumule des preuves et attend tranquillement l'occasion de s'en servir. Un grand stratège de la vie de bureau. Je suis toujours admiratif devant ces personnes qui arrivent à paraître sincères en disant exactement le contraire de ce qu'elles pensent. Devant ces personnes qui vous font croire qu'elles sont vos amis ou qu'elles vous aiment, ou qu'elles vous respectent... pour obtenir ce qu'elles désirent.

Bon, de toute façon je m'en fichais un peu. Donc, j'ai commencé à faire semblant de chercher l'origine du problème. Pendant deux bonnes heures, je n'ai pas quitté les deux écrans de mon ordinateur des yeux. Je lançais des recherches internet comme « most recent virus threats » ou « latest cyber crime cases », je faisais défiler des fichiers en hexadécimal, je consultais toutes les trois minutes les processus en cours sur ma machine, je lançais des ping au hasard sur des machines du réseau, j'ouvrai des fichiers système en faisant semblant de les lire attentivement... Sans compter toutes les commandes « route », « ipconfig », « tracert » que je tapais au gré de mon inspiration.

Bien entendu, tout ça c'était du pipeau. Si cela pouvoir faire illusion pour des gens n'y connaissant rien, n'importe quel ingénieur réseau se serait aperçu au bout de quelques minutes que je faisais n'importe quoi. Sauf que le seul ingénieur réseau disponible dans le coin, c'était moi. Et que je connaissais très bien l'origine de la panne.

Au bout de deux heures de ce cinéma, j'ai décrété que je devais absolument inspecter tous les postes de travail de la boite. J'avais un peu peur d'y aller trop fort mais ils ont tous obéit sans broncher. Faut dire qu'ils avaient tous quelque chose à se reprocher. Qui n'a jamais visionné de vidéo YouTube pendant les heures de travail ? Qui n'a jamais commandé des trucs sur Amazon à partir du bureau ? Qui ne s'est jamais rincé l'œil sur des sites pornos entre deux dossiers à classer ? Qui n'a jamais organisé ses prochaines vacances aux frais du patron ? Qui n'a jamais participé à une vente privée, consulté son compte Facebook, répondu à un message privé tout en faisant semblant de travailler ?

Je me suis mis à inspecter les ordinateurs, secouant parfois la tête quand je trouvais des trucs pas très clairs dans l'historique de navigation, désinstallant des jeux qui n'auraient jamais dû être installés, le tout sous le regard désespéré du pauvre employé malheureux dont j'analysais les secrets. Puis, au bout de quelques minutes, je passai à l'ordinateur suivant, en murmurant « la prochaine fois faites attention et évitez ce genre de plaisanterie ».

Et invariablement on me répondait, en prenant une pose de petit enfant pris en faute, « oui Monsieur ». Avec un M majuscule à « Monsieur ». Certains m'ont même remercié et m'ont lancé un « à charge de revanche » ou « tu sais que tu peux compter sur moi ». J'avais presque honte. Mais, bon, je dois dire que c'est assez drôle d'être méchant.

Je suis resté tard ce jour-là. Quand tout le monde fut parti et que seules restaient les femmes de ménage, j'ai pris un coca au distributeur et je me suis affalé dans mon fauteuil, les pieds sur le bureau. Alors j'ai sorti le petit carnet que la standardiste m'avait apporté et sur la toute première page j'ai écrit la date du jour et juste en-dessous, en caractères majuscules, cette seule inscription :  « RATEAU NUMERO 1 ».

RoxaneWhere stories live. Discover now