10. La fontaine des amoureux

Start from the beginning
                                    

Tout était beaucoup trop parfait. J'étais nerveuse, et j'avais l'impression de ne pas être à la hauteur. Je connaissais Aaron depuis des années, mais je réalisais que nous n'avions jamais eu de véritables conversations, juste lui et moi. Je savais déjà tout sur son travail, sur ses passions, sur ses voyages, et j'arrivais au dessert en même temps que j'arrivais à court de nouveaux sujets de discussion. Je détestais les silences. Une boule se formait dans mon ventre à chaque fois que nous restions plus de dix secondes sans parler. Allait-il penser que j'étais une fille inintéressante et stupide ? Ma vie était plutôt banale comparée à la sienne. Il était cultivé, il aimait parcourir le monde, découvrir d'autres cultures, et il avait vécu des expériences incroyables dans plein de pays différents. Comment pouvais-je rivaliser ?

Plus de dix secondes s'étaient écoulées depuis la dernière fois que l'un d'entre nous avait ouvert la bouche pour faire autre chose qu'engloutir une part de gâteau. Je regardais désespérément le tiramisu posé dans mon assiette comme s'il pouvait m'aider à trouver quelque chose à dire, mais il resta aussi silencieux que moi. Je me rabattis donc sur la première idée qui me passa par la tête sans réfléchir au préalable pour savoir si elle était bonne ou pas :

— De quoi est-ce que vous parliez avec Josh le soir du vernissage au moment où je suis arrivée ?

À son air soudain contrarié, je devinais que j'avais choisi le mauvais sujet de conversation. Il allait penser que j'étais indiscrète. Après tout, leurs histoires ne me regardaient pas. Il était pourtant trop tard pour faire machine arrière et retirer ce que je venais de dire.

— Tu nous as entendus ? me demanda-t-il visiblement gêné.

— Vous parliez suffisamment fort, difficile de ne pas faire autrement.

— Par rapport à ce dont je discutais avec mon frère, je ne voudrais pas que ça te donne une mauvaise image de moi.

Il commença à se tordre sur sa chaise et à fuir mon regard comme s'il se sentait coupable de ce qui s'était passé. Je tentai de le rassurer :

— Je me dispute avec Josh sans arrêt, et je peux comprendre qu'il y ait parfois des querelles entre frères, donc pas besoin de t'en vouloir pour une chose aussi banale.

— Qu'est-ce que tu as entendu exactement ?

— Pas grand-chose. Juste la fin, après que Josh t'ait traité d'égoïste.

Il retrouva soudain son calme. Il avait sans doute eu peur que j'entende tous les noms d'oiseaux qu'ils avaient dus s'échanger avant mon arrivée, mais j'étais heureuse de l'avoir découvert sous un nouveau jour. Derrière cette image d'homme parfait qui me séduisait autant qu'elle me tétanisait, il était finalement comme tout le monde et pouvait éprouver des sentiments négatifs, comme de la colère, de temps en temps. Pour ne pas le mettre davantage mal à l'aise, je ne cherchai pas à en savoir plus et changeai aussitôt de sujet :

— Le restaurant est vraiment sublime. Le style et la déco me donnent l'impression d'avoir voyagé dans le temps.

— Je suis content qu'il te plaise. Je voulais t'inviter dans un endroit romantique pour te prouver que j'étais sérieux lorsque je t'ai dit que je voulais avoir une chance de te séduire.

Je scrutais son regard à la recherche d'un indice qui expliquerait pourquoi je lui plaisais autant soudainement, comme si je m'attendais à y trouver une notice qui me permit de comprendre ses intentions, mais je ne vis bien évidemment rien de tel. Son changement d'attitude restait un mystère. Je savais juste qu'il posait sur moi des yeux tendres et bienveillants, et c'était suffisant.


Une fois l'addition payée par Aaron, nous nous dirigeâmes vers la sortie.

— Ça te dirait de visiter la ville et ses monuments de nuit ? me demanda-t-il en me tenant la porte pour me laisser passer. Je me disais que ça pourrait être romantique.

Je trouvais l'idée excellente. Notre ville était un véritable écrin rempli de joyaux du patrimoine, et en matière de romantisme, je connaissais l'endroit idéal.

— On pourrait commencer par le jardin de Beaune-Semblançay, suggérai-je. C'est juste à côté.

— Beaune-Semblançay ? Je ne connais pas du tout, mais ça m'intéresse de le découvrir.

— Tu as passé beaucoup de temps à l'étranger, il est maintenant temps d'en apprendre un peu plus sur la ville dans laquelle tu habites.

— Si tu es mon guide, je veux bien aller partout où tu m'emmèneras.

Ses mots firent fondre mon cœur. Je n'aurais jamais pensé l'entendre un jour me faire ce genre de déclaration. Je me sentais flattée et extrêmement chanceuse qu'un homme comme Aaron puisse avoir de l'intérêt pour une fille comme moi.


Nous arrivâmes au jardin très rapidement. Il ouvrit de grands yeux émerveillés devant la façade en ruine de l'hôtel de Beaune-Semblançay, abandonnée à la végétation et aux regards des passants, bien que nous fussions seuls à cette heure particulièrement avancée de la soirée. J'avais toujours été fascinée par cet endroit et par ce monument défiguré qui nous tenait un discours silencieux sur l'Histoire de France. L'éclairage le mettait particulièrement bien en valeur en renforçant sa beauté dramatique.

— Je ne connaissais pas du tout cet endroit, s'extasia Aaron.

— Ce sont les vestiges d'un hôtel particulier de la Renaissance, expliquai-je à la façon d'un guide touristique. Il a été partiellement détruit par les bombardements durant la Seconde Guerre mondiale. Il ne reste que cette façade pour nous donner une idée de la splendeur du bâtiment autrefois.

— C'est magnifique.

J'étais heureuse que l'endroit lui plaise, mais je ne l'avais pas uniquement emmené ici pour contempler l'hôtel. J'avais un autre projet en tête.

— J'ai pensé que ce serait l'endroit le plus romantique où nous pourrions aller puisque juste derrière nous se trouve la fontaine des amoureux.

Nous nous approchâmes de ladite fontaine et je lui expliquai son histoire.

— Il s'agit d'une fontaine construite au XVIe siècle par deux sculpteurs tourangeaux, même si ce n'est pas ce que raconte la plaque juste ici. Il s'agit d'une légende qui explique qu'un homme riche aurait construit cette fontaine après que sa femme lui ait demandé de créer un endroit où les habitants pourraient se rafraîchir. Le jour de l'inauguration, il se serait approché de la fontaine en tenant son épouse par la main et aurait lancé une pièce d'or à l'intérieur. Deux socles seraient alors sortis du sol pour leur permettre de se hisser afin de contempler leur reflet. On raconte que tous les amoureux qui montent sur ces coussins sculptés au pied de la fontaine et qui y jettent une pièce en faisant un vœu verront celui-ci être exaucé. C'est pour cette raison qu'on l'appelle désormais la fontaine des amoureux.

Je montais sur l'un de ces fameux coussins et tendis la main à Aaron qui me regardait avec des étoiles plein les yeux. J'étais satisfaite que mon histoire ait eu l'effet escompté. Il prit ma main et se hissa sur l'autre coussin juste en face de moi.

— Alors comme ça, ils ont inventé une fausse légende pour attirer les amoureux près de cette fontaine et leur faire dépenser leurs mitrailles ? s'amusa-t-il tout en gardant ma main dans la sienne. J'aime beaucoup cette histoire, merci de me l'avoir aussi bien racontée.

Il me regarda brusquement droit dans les yeux avec appétit. Je ne m'attendais pas à lire une telle envie dans son regard. Les battements de mon cœur accélérèrent dans ma poitrine et je sentis le rouge me monter aux joues. J'aurais voulu me dérober, mais j'étais déjà envoûtée par ses magnifiques prunelles bleues. Il porta doucement ma main jusqu'à ses lèvres et déposa un baiser délicat sur chacun de mes doigts tout en gardant les yeux posés sur moi.

— Je sais que je devrais être raisonnable et éviter de brusquer les choses, mais j'ai trop peur de te perdre en prenant mon temps. Émilie, je veux être avec toi.

J'étaisincapable de lui répondre. La surprise scellait mes lèvres. Aaron prit monsilence pour un consentement et me tira la main doucement pour m'attirer surson coussin. L'espace était réduit, et je me retrouvais collée à lui. Il penchalentement son visage vers le mien puis m'embrassa, d'abord délicatement puis defaçon beaucoup plus intense. J'étais enivrée par ses paroles et par sesbaisers, tout en étant déconcertée que ce soit aussi soudain. Je décidaid'arrêter de réfléchir et de profiter pleinement de l'instant puisqu'aprèstout, j'avais passé une bonne partie de mon adolescence à rêver de ce moment,et il était enfin arrivé.

Le mariage de mon meilleur ennemiWhere stories live. Discover now