Chapitre 1

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— Mesdames et messieurs ! Je vous demande un tonnerre d’applaudissements pour notre très célèbre panthère rouge, qui va nous interpréter son meilleur numéro ! « Rouge sensuel » !

Après la brève introduction de mon patron, un homme grassouillet, trapu, et surtout vicieux, le noir complet se fait, tandis qu’une salve de cris, d’applaudissements, de sifflements et de mots plus pervers les uns que les éclatent aux quatre coins de la salle. Profitant de cet interlude, je me glisse dans la pénombre qui me dissimule tel un voile à la vue des spectateurs, rejoins la barre qui m’est dévolue, ma partenaire de scène, et me prépare à entrer dans le feu des projecteurs.

Au retentissement des premières notes de musique, dans l’obscurité encore épaisse, tout bruit cesse ; j’entame alors une série de déhanchés lascifs, tout en frottements et en ondulations langoureuses de mon corps contre la barre en laiton. Du coin droit de la scène, un projecteur s’allume soudain, diffusant une lumière douce et poudrée sur ma silhouette dont l’ombre portée apparaît dans un halo derrière moi, sur les rideaux. Subjugués à la vue de ce dédoublement, les clients sifflent, laissant clairement entendre qu’ils en ont pour leur argent, au moment où la serveuse fend l’assistance pour leur proposer une tournée générale de consommations. J’enchaîne alors sans attendre mes différentes figures et acrobaties sensuelles, m’accrochant à la barre, tantôt pour glisser lentement, tantôt pour tournoyer vite, autour de celle-ci.

Tout est calculé. Le moindre de mes mouvements est conçu, répété et exécuté pour faire grimper au maximum l’excitation des clients. Même les détails de ma tenue, si légère soit-elle, et le choix des accessoires, comme par exemple ce masque noir et rougeque je porte ce soir, sont pensés pour accroître le désir du public à mesure ma personne s’enveloppe de mystère. Bien que cela me répugne de devoir exposer ainsi mon corps, on m’a rapidement appris à tirer les ficelles du métier et, moi, de mon côté, j’aicompris que cette recherche esthétique me permettait, en détournant l’attention du public sur mon apparence plutôt que sur ma personne, de conserver un semblant d’anonymat. Pour rien au monde je ne voudrais que quelqu’un connaisse la profession que j’exerce – et que je ne conseillerais d’ailleurs à personne. Si j’en suis réduite à ça, c’est parce que le strip-tease paye bien. Il a fallu se faire une raison, les débuts ont été difficiles, mais la blessure d’orgueil cicatrise à mesure que le besoin d’argent se comble.

Comme disait ma mère, parfois il faut faire des sacrifices. Il y a certaines femmes qui sont parfaitement à l’aise avec l’idée de pratiquer cette activité professionnelle, et je respecte absolument leur opinion ; elles ont sans doute une faculté d’oubli d’elles-mêmes supérieure à la mienne ; moi, je ne peux m’empêcher de réprimer un frisson d’écœurement quand je pense à tous ces regards lubriques, heureusement nimbés par l’obscurité de la salle, rivés sur ma peau – mais j’en fais des cauchemars !

Chacun de mes mouvements épouse la cadence langoureuse de la musique, envoûtant la salle, quand je sens se rompre l’illusion. Une agitation perceptible s’empare du public, puis un murmure traverse la salle, qui me revient en écho sous forme de rumeurs du genre : « Mate le type qui entre » ; « C’est qui ? Flippant ! ». Quant aux femmes dans l’assistance, le son de cloche est légèrement différent : « Il est sexy ! » ; « Je me le ferais bien ! », se pâment-elles à ses dépens.

J’essaie de faire abstraction de tous ces bruits parasites pour ne rien perdre de ma concentration, mais malgré moi je ne peux m’empêcher de penser :

— Quelle bande d’idiotes ! Quelle bande de dindes en chaleur !

Je trouve ça ignoble de « se faire un mec », comme elles disent, juste pour son physique. C’est un comportement puéril, animal, et vulgaire.

Envoûte-moi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant