Épi logarithme

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Dans la petite chambre d'hôpital, le silence mélancolique n'est perturbé que par les bip réguliers d'une machine et la rumeur lointaine des allées et venues du personnel. Puis, une injonction féminine pourfend l'air avec hâte:

« Regardez ! »

Le bras gracile de Charlotte se tend vers le lit étroit dans lequel sa sœur, Émilie, allongée depuis de longs jours maintenant, vient de remuer.

« Elle se réveille, ajoute-t-elle à voix plus basse »

Sa mère et son père, assis chacun dans des fauteuils à l'opposé l'un de l'autre, le plus loin possible dans la mesure où l'étroitesse de la chambre le permet, relèvent la tête dans un mouvement synchronisé.

Divorcés depuis plus d'un an, c'est la première fois que Béa et Bertrand se trouvent aussi longtemps ensemble depuis le jugement ; cependant, la tension s'est effacée sous le poids de l'inquiétude que leur seconde fille ne se réveille jamais de son coma.

Mais apparemment, ce qu'ils craignent n'arrivera pas. Ils se précipitent tous deux au chevet d'Émilie. La jeune fille blonde semble en effet sortir son état végétatif, sous l'oeil humide et soulagé des trois personnes présentes, bientôt rejointes par du personnel médical.

Et, quand elle finit par ouvrir ses yeux, il n'y a plus aucun doute : elle est réveillée.


*


À la question, "qui es-tu ?", je n'ai eu aucun mal à dire : Émilie, ou Amy, j'ai seize ans, je vais chez une psychologue, j'ai la phobie des ascenseurs et des logarithmes et j'ai toujours un doudou.

À la question "tu te souviens de nous ?", j'ai aussitôt pu répliquer : vous êtes ma famille. Il y avait mes parents, que je voyais pour la première fois ensemble depuis le divorce, la dépression de mon père et le remariage de ma mère. En parlant de remariage, Patrick, et sa fille Manon, sont aussi passés me voir. Il y avait également Charlotte, ma soeur. Et Alicia, ma meilleure amie, qui m'a même apporté des cookies (brûlés) qu'elle avait elle-même confectionnés.

À la question, "tu te rappelles de ce qu'il s'est passé ?", je n'ai que peu hésité avant d'expliquer : j'étais en train de ramener à la maison les courgettes que m'avait données Mamie, quand Alicia m'a envoyé un SMS à propos du contrôle de latin du lendemain sur le texte de Tibulle. J'étais concentrée sur mon téléphone... et je n'ai pas vu la voiture.

Cependant, à la question "comment c'était, quand tu étais dans le coma ?", je n'ai pas pu répondre ; je ne me souviens d'absolument rien. C'est le néant.

Mais je préfère de toute façon me souvenir de ma vie, c'est bien plus important.

*

Aujourd'hui est mon dernier jour à l'hôpital. Je vais bientôt pouvoir reprendre une vie normale.

C'est-à-dire, recommencer à réviser le latin à la dernière minute ; ne rien comprendre aux logarithmes en maths ; me moquer de ma soeur en l'appelant Charlotte-aux-fraises et en critiquant Jean&Dylan, sa chronique stupide ; me fâcher contre Manon ; m'amuser à trouver des cailloux qui ressemblent au crâne de Patrick ; aller voir Bérangère, ma psy, pour faire plaisir à ma mère ; parler avec Alicia du le nouveau "badboy" du lycée et de Stessy, la peste que nous détestons toutes deux.

Une infirmière m'escorte jusqu'à la voiture de mon père, chargé de me ramener à la maison, en fauteuil roulant. En effet, autre séquelle de mon accident : ma jambe brisée et mon poignet foulé.

" Tout va bien ?" me demande l'infirmière d'une voix douce.

Je hoche la tête ; cela pourrait aller mieux, mais j'ai déjà beaucoup de chance d'être encore en vie.

Le trajet jusqu'au parking se fait rapidement, et tant mieux : je n'ai qu'une hâte, rentrer chez moi. On m'aide à m'installer puis, mon père démarre. Ça y est : je vais pouvoir reprendre ma vie d'avant. Et les logarithmes népériens.

Je regarde une dernière fois en direction de l'hôpital, pas malheureuse de le quitter.

C'est alors que je remarque que la personne que j'avais prise pour l'infirmière est en fait un homme. Malgré sa voix féminine et ses rajouts blond, aucun doute ne subsiste.


C'est bien la première fois que je rencontre un androgyne.

Désespoir chroniqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant