Chapitre 15

Depuis le début
                                    

Une nouvelle fois, je pense au projet de fuite que j'avais commencé à élaborer à Sachsenhausen : la Suisse me semble encore plus loin à présent et je doute fort que je puisse un jour m'y rendre car l'Est de l'Europe est à feu et à sang et je sais parfaitement que ce n'est qu'une question de mois pour que l'Ouest subisse le même sort.
Que me reste-t-il dès lors comme solution à part tenter de survivre à ce conflit ? Si l'Allemagne parvient à soumettre une bonne partie du continent sous son autorité, je ne serais en sécurité nulle part à moins de changer de nom, de nationalité et d'apparence. Mais en serais-je capable ?

Je jette un regard discret vers Jürgen qui est assis non loin de moi : ce dernier ainsi que Frank et Mark ont instauré une sorte de surveillance rapprochée pour m'empêcher d'entrer en contact avec les prisonniers polonais car ils redoutent que je me retourne contre eux en emmenant avec moi un maximum de captifs. Ils s'inquiètent en pure perte : pour arriver à cela, il faudrait que je tue une bonne dizaine de soldats aussi bien entraînés que moi sans me faire repérer, il faudrait que je puisse ensuite sortir de la ville ni vu ni connu alors que la Wehrmacht en contrôle les moindres recoins.

Non, je sais parfaitement que c'est impossible et je n'en ai pas envie : je crois que j'ai assassiné assez de personnes pour le reste de mon existence.

Cette réflexion en entraîne une autre sur mon avenir proche : Hitler ne va pas lancer ses troupes dans toute l'Europe sans en laisser dans les pays conquis. Avec un peu de chance, je pourrais rester en Pologne et essayer d'apporter mon aide à la population. Non, Mark ne me fera pas ce cadeau car pour une fois il n'est pas en position de force : il se trouve dans un pays dont il ne maîtrise pas la langue contrairement à moi. A plusieurs reprises depuis notre départ de Łódź, il avait été forcé de me demander de servir de traducteur entre lui et certains prisonniers : pour Mark, c'était une véritable humiliation et je savais que tôt ou tard, je subirais ses représailles.

Cette fichue guerre a au moins eu le mérite de faire cesser, temporairement je le sais bien, les punitions que se plaisent à m'infliger mes supérieurs et je redoute de faire un geste qui pourrait immédiatement inciter Mark à me sanctionner. Je sais parfaitement qu'il n'attend que cela et la manière dont il se défoule sur les prisonniers polonais en dit long sur son état d'esprit : il est en manque, il n'a aucune raison valable de se déchaîner sur moi et cela l'exaspère au plus haut point.

Il a en tout cas réussi à faire de mon anniversaire le 5 septembre dernier un des plus horribles souvenirs de mon existence : nous venions de quitter Sieradz et nous prenions la direction de Zduńska Wola quand nous avons été attaqués par des soldats polonais cachés dans les bâtiments d'une ferme. Les propriétaires, des Allemands expatriés depuis une dizaine d'année, avaient été sévèrement punis : torturés et battus dans un premier temps, Mark avait ensuite ordonné leur exécution. Il m'avait alors forcé à tirer plusieurs balles sur l'épouse du fermier et sur ses deux filles qui ne devaient pas être âgées de plus de 10 ans. Ensuite, en me menaçant de son propre fusil, il m'avait obligé à bouter le feu à la demeure.

Nous avions laissé une survivante, la fille aînée des propriétaires, que nous avions emmenée avec nous quelques kilomètres seulement avant de laisser son corps à moitié dénudé dans un fossé. Je n'arrive pas à oublier son regard désespéré et ses vaines tentatives pour échapper à la poigne solide de Frank, je n'arrive pas à oublier les grognements de contentement de mon supérieur ni les rires moqueurs du reste de la division qui avait assisté au calvaire de cette jeune femme.

- Concentre-toi sur la rue au lieu de rêvasser !

Les mots cinglants de Jürgen m'obligent à revenir au présent mais je ne suis pas assez rapide pour reprendre ma position : en quelques secondes il est près de moi et me dévisage avec mépris.

- Tu attends peut-être que je m'adresse à toi dans ta langue ?

- Non.

- Ferme-là ! je suis ton supérieur, je ne t'ai pas autorisé à parler.

Le trop plein d'émotion que je tente de combattre depuis quelques jours fait brutalement surface et j'explose littéralement face à Jürgen. Dans un premier temps je lui dis tout ce que j'ai sur le cœur dans ma langue maternelle puis sans vraiment réaliser ce que je fais je sors mon couteau de son étui pour le poser sur la gorge de l'allemand.

Celui-ci me dévisage avec un rictus mauvais :

- Tu n'oserais quand même pas ?

Je respire de manière saccadée tout en le fixant droit dans les yeux : je sais parfaitement que si je le tue, je suis un homme mort. Mais cette crapule a besoin d'une leçon : j'en ai assez d'être son souffre-douleur, j'en ai assez !

Je fais lentement glisser la lame de mon arme sur toute la longueur de son cou puis d'un geste bref et sans que Jürgen puisse faire quoi que ce soit, j'entaille légèrement sa joue et je le repousse brutalement de sorte qu'il tombe à la renverse et se cogne assez fort la tête sur le sol humide.

- J'en ai assez de vous trois, j'en ai assez de cette sale guerre, j'en ai ASSEZ !

Moins de deux minutes plus tard, prévenus par d'autres soldats je présume, Frank et Mark accourent dans la pièce où je me trouve et relèvent rapidement Jürgen légèrement sonné par sa chute.

Mark se précipite ensuite vers moi et pointe son arme sur ma tempe :

- Tu vas le regretter ordure !


Les sentiers de l'espérance {publié aux éditions Poussière de Lune}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant