Chapitre 15

Depuis le début
                                    

Les combats avaient été courts mais acharnés : les habitants ne voulaient pas céder et l'armée polonaise s'était battue jusqu'à la fin entraînant une forte contrariété chez mes supérieurs. Contrairement aux autres localités que nous avions traversées, il n'y avait eu aucune clémence : mes camarades n'avaient pas hésité à battre des hommes à terre, à déverser les balles de leurs fusils sur des soldats agonisants et à réduire leurs corps en charpie.

Ma division avait entièrement décimé un escadron de cavaliers et certains SS s'étaient fait un plaisir d'achever toutes les bêtes encore vivantes alors que certaines d'entre elles n'étaient même pas blessées et auraient pu servir à notre propre armée. A l'aide de leurs poignards, j'avais vu Frank et quelques-uns de ses plus proches amis éventrer, simplement pour le plaisir, les flancs de plusieurs chevaux.

Depuis que nous avons laissé derrière nous des ruines fumantes et une ville entièrement ravagée, je n'arrive pas à oublier que j'ai moi-même une part de responsabilité dans ces actes barbares : j'ai toujours essayé de me trouver en retrait de la bataille, je n'ai rien fait pour empêcher les autres soldats allemands car, dès le début des combats j'ai dû me préoccuper de mon propre sort.

Trois paysans m'ont attaqué par surprise alors que je surveillais l'entrée d'une maison que d'autres soldats pillaient : ils n'avaient que des haches mais l'un d'entre eux a réussi à m'entailler sérieusement la cheville avant que je ne l'achève moi-même en lui enfonçant mon couteau dans le ventre. Les deux autres avaient finalement accepté de se rendre et m'avaient dévisagé avec mépris car je leur avais parlé en polonais et non en allemand.

Lorsque j'avais attaché leurs mains avec une corde rêche, l'un d'eux n'avait cessé de répéter jesteś zdrajcą, jesteś zdrajcą et je ne pouvais même pas le contredire car il avait entièrement raison : j'étais un traître à ma patrie.

Mark s'était moqué de ma blessure et il m'avait empêché d'aller trouver un infirmier pour me soigner. J'avais finis par demander en cachette, mort de honte, à une de nos prisonnières de m'aider : celle-ci m'avait regardé avec un mélange d'incompréhension et de dégoût et je suppose qu'elle n'avait pas osé me dire non de peur d'être exécutée par mes soins.

Aujourd'hui, lorsque je contemple ce qui reste de la capitale de mon pays, je me demande toujours comment j'ai pu en arriver là : j'ai tué des compatriotes par dizaine, j'en ai capturé plus de cent et je les ai livrés au Reich. Parfois, pour essayer de me déculpabiliser, je tente de me dire que je n'ai pas eu le choix car c'était cela ou mourir. Mais ces gens-là n'avaient rien demandé non plus : eux aussi voulaient vivre.
Je n'arrive plus à trouver le sommeil tant j'ai du mal à accepter ce que je suis désormais et ce que j'ai fait. Le bruit des grenades et des mitraillettes résonnent en permanence dans ma tête, je revois sans cesse les visages hagards des civils et des soldats que nous avons arrêtés tout au long de notre progression vers Warszawa.

Je vis également en état de stress continu car nous savons que nous ne sommes pas du tout à l'abri d'une contre-attaque de quelques soldats polonais : en effet, selon les rumeurs, ils sont des centaines à avoir déserté et ils organiseraient une tentative de rébellion contre les forces allemandes stationnées dans leur capitale.

Ce matin, en essayant de faire un semblant de toilette, je tenais en main un morceau de verre pris à un miroir presque entièrement détruit et j'ai eu beaucoup de mal à me reconnaître : j'ai toujours été très mince puisque j'ai toujours souffert de privations diverses mais en voyant mon reflet aujourd'hui j'ai eu peur. Mon visage est terne, mon teint pâle et blafard me donne un aspect presque maladif, mes joues sont de plus en plus creusées et je n'arrive pas à déterminer l'expression que je lis dans mes yeux. J'ai presque le sentiment que plus jamais je n'arriverais à sourire, que ma tristesse et ma mélancolie feront éternellement partie de moi.

Les sentiers de l'espérance {publié aux éditions Poussière de Lune}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant