Je croyais avoir tout vu dans ma caserne de Berlin mais je crois que ce que j'ai dû endurer n'est absolument rien par rapport au sort des malheureux enfermés ici.

Ainsi, il est un châtiment qui plait beaucoup à Ludwig : celui où le prisonnier est obligé dans un premier temps de marcher, de ramper ou de courir dans la boue puis de sautiller en ayant placé les mains sur la nuque. Bien entendu il est en même temps roué de coups.

Je suis totalement choqué de la désinvolture dont fait preuve l'homme qui me fait face et je ne comprends pas comment il est possible d'être aussi inhumain.

Malheureusement, cela ne s'arrête pas là : il y a aussi le traitement 25 :  25 coups administrés aux prisonniers attachés sur un chevalet de bastonnade appelé le Bock. La punition peut être infligée soit par un SS, soit par un autre détenu.

En rigolant, Ludwig me dit que bien souvent, après avoir reçu le traitement 25, le supplicié ne peut plus se coucher sur le dos pendant au moins quelques jours. Puis, alors que je pense avoir tout entendu, il me parle du pieu sur lequel est pendu un prisonnier pour recevoir des coups et du puit dans lequel on place un détenu plusieurs jours sans nourriture.

Je manque de m'étrangler lorsqu'il évoque ensuite les exécutions qui n'avaient pas lieu tous les jours mais presque.

Si on exclut la mort par épuisement au travail ou pour malnutrition, il n'y a que deux manières ici de mourir : la pendaison et les fusillades.

Les pendaisons, cela ne m'étonne même pas, sont publiques et ont lieu à l'appel du soir. Les prisonniers doivent d'abord passer devant la potence la tête nue et bien entendu, au pas.

Le comble de l'indécence pour moi, un divertissement pour Ludwig, est la présence d'un orchestre le samedi, qui accompagne les exécutions.

J'imagine difficilement ce que devaient ressentir les pauvres malheureux à devoir passer ainsi devant les horribles poteaux, devant la corde qui oscillait au gré du vent, la corde qui peut-être allait leur ôter la vie...

Des officiers se tiennent également à proximité immédiate de ceux qui échappent à la condamnation pour leur rappeler qu'ils ont l'obligation de regarder leur camarade droit dans les yeux tandis que la vie quitte lentement son corps.

Les personnes qui ont imaginé cela ne doivent certainement pas être saines d'esprit, je ne comprends pas comment on peut être aussi odieux et barbare. Il est hors de question que je reste dans un endroit comme celui-ci : dès ce soir, il faut absolument que je réfléchisse au moyen de m'enfuir car je ne veux aggraver mon cas. J'ai tué un pauvre homme sans défense, je ne veux pas que cela se reproduise.

Ludwig termine son exposé macabre en me parlant de l'infirmerie : tout ce qu'il pouvait me dire c'est qu'elle était apparemment le théâtre de diverses expériences médicales mais il n'en avait pas eu la confirmation. Si expériences il y avait réellement, elles devaient rester secrètes.

Je n'ai rien mangé depuis ce matin mais je suis pris d'une affreuse envie de vomir tant ce que je viens d'entendre m'a littéralement retourné l'estomac.

Je m'appuie un instant contre la rambarde pour tenter de me calmer et d'oublier les tremblements de mes mains.

Ludwig, qui, décidément, a fort envie de parler ou de m'achever je ne sais pas, m'explique le système qui a été mis au point afin de pouvoir identifier immédiatement le motif de la présence au camp de chaque détenu : deux triangles de couleur que chacun d'entre eux doit coudre sur ses vêtements : l'un sur la veste au niveau de la poitrine et l'autre sur le haut d'une jambe du pantalon. Au-dessus du triangle, une bande de tissue est également cousue avec le numéro de matricule de chaque détenu : il n'y avait plus de nom, de prénom, d'origine, de nationalité, tous les prisonniers étaient réduits au rang de simples numéros.

Les Juifs, cela ne m'étonnait pas, portaient l'étoile jaune, le triangle rouge correspondait aux prisonniers politiques et aux communistes, le triangle brun était destiné aux Tsiganes et le triangle noir aux asociaux. Il y en avait d'autres mais j'avoue que je n'avais plus envie d'écouter toutes ces horreurs.

Comme si cela ne suffisait pas, j'apprends en outre que les prisonniers sont classés en diverses catégories. Une nouvelle fois j'écoute à peine ce que Ludwig me raconte car entre les Schutzhäftlinge soumis à un internement de protection pour raisons politiques et les Vorbeugungshäftlinge également soumis à l'internement mais pour raisons de droit commun je ne m'y retrouve pas.

Dans les autres catégories, il y a ce que Ludwig appelle les réfractaires au travail puis les Juifs évidemment et les Etudiants de la Bible, un autre nom pour désigner les Témoins de Jéhovah.

Son discours est interrompu par le retour du travail des milliers de prisonniers : ils sont vêtus de vieux uniformes de la police ou de treillis gris et pour qu'il n'y ait aucune confusion possible avec les vrais uniformes, des bandes de peinture ont été appliquées sur le devant et le dos de leur veste, ainsi que sur les pantalons.
Je remarque alors qu'ils ne portent pas de chaussettes et qu'elles ont été remplacées par des bouts de chiffon entourées maladroitement autour des pieds.

Je suis choqué et révolté en observant attentivement leurs figures : ils sont sales, ont le visage émacié, creusé, fatigué. Bien qu'ils sont obligés de marcher à un pas cadencé comme tout bon militaire je vois bien que la majorité d'entre eux n'en peut plus.

J'assiste alors à ce fameux appel du soir dont Ludwig venait de me parler. Un instant je détourne la tête puis je vois un SS lire une feuille de papier : lorsqu'il termine sa lecture, je vois un autre homme se saisir prestement d'un prisonnier, l'aider à monter sur l'échafaud et sur le plancher placé en dessous de la poutre en bois centrale. Je le vois serrer la corde autour du cou du condamné, placer le nœud sur sa nuque et, après être rapidement redescendu, je le vois retirer quelque chose en dessous du plancher. Je vois le corps du malheureux s'agiter pour ne plus être très rapidement secoué que de légers tressaillements.

Tous les autres prisonniers doivent alors une nouvelle fois défiler, toujours en passant devant la potence et en n'oubliant pas de bien regarder leur camarade.

Mon regard est alors attiré par un soldat SS qui s'approche lentement d'un groupe de prisonniers : il arrache alors des mains d'un homme le bonnet qu'il tenait serré contre lui et le jette négligemment sur le sol en dehors du chemin que les prisonniers doivent suivre puis il interpelle le détenu et lui fait signe de récupérer son couvre-chef.

Ce dernier regarde l'Allemand d'un air inquiet mais s'exécute finalement très lentement. Le SS se tourne alors vers le mirador où je me trouve et il fait un petit signe discret à Ludwig : celui-ci fixe un instant le prisonnier puis l'abat sans sourciller.
Il me dévisage ensuite avec un sourire mauvais :

- Tu vois, c'est aussi simple que ça.


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Note d'info : Hermann Göring, Joseph Goebbels, Hermann Baranowski, Ernst Von Rath e tHerschel Grynszpan ne sont pas des personnages fictifs, ils ont réellement existé et lorsque j'en parle tout est exact à leur sujet. Wilhelm Hempel est par contre un personnage purement fictif 

Les sentiers de l'espérance {publié aux éditions Poussière de Lune}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant