Chapitre 15 : contrat

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          Le petit restaurant de Suzanne était en réalité un vaste établissement qui colonisait, de ses chaises et de ses tables, la pelouse publique. Des couples, malgré le froid hivernal, occupaient la plupart des espaces extérieurs.

Suzanne et son mari tombèrent d'un commun d'accord. Il fallait absolument profiter du soleil ! de l'agréable odeur de parfum ! et du paysage pittoresque du parc ! Lucien se mordit la joue en s'asseyant en face du mari qui n'avait de yeux que pour sa jeune épouse, belle comme une fleur. Il devait accepter la réalité. Suzanne avait choisi cet avocat élégant et pas lui.

« La vie n'est que désillusion. » pensa-t-il en plissant les yeux. Il posa le sac plastique où attendait fébrilement l'objet du rendez-vous.

Suzanne, elle, sourirait aux anges. Ses boucles rousses coupées au carré se soulevaient avec la brise comme les feuilles d'un érable en automne. Cette chevelure de feu aux ondulations folles s'enroula comme un rosier autour du cœur de Lucien. Impuissant, il assistait à la beauté destructrice de Suzanne. Il détourna le regard lorsque, par inadvertance, ses yeux se posèrent sur le col roulé blanc cassé de la belle, qui couvrait une poitrine discrète. Suzanne avait tout pour plaire. Et Lucien avait eu le malheur de tomber dans ses filets. Elle replaça ses grandes lunettes rondes qui avaient glissé de son nez.

Ils se regardèrent. Ses prunelles d'un azur paradisiaque achevèrent d'ancrer en lui un profond mal-être. Lucien aurait voulu admirer ses yeux là, au petit matin, dans la chaleur encore douillette du sommeil. Hélas, c'était à un autre qu'elle avait réservé ce privilège.

Il soupira un grand coup. Le rendez-vous s'annonçait d'une longueur interminable. Lucien avait besoin d'achever le supplice. Il se racla la gorge en gigotant sur sa chaise. Le couple commanda le plat du jour.

« Qu'est-ce que tu deviens alors ? » lança soudain Suzanne à Lucien.

Son rouge à lèvre épousait parfaitement les courbes de sa bouche. Il se fit pression pour la regarder dans les yeux jusqu'à se raviser, dépité et ne sachant pas où la regarder sans sentir son cœur se serrer. Le pauvre Lucien se gratta l'arrière du crâne.

« Je travaille dans un... » Non, décidément, il ne pouvait pas leur dire qu'il travaillait dans un supermarché. Il eut soudain honte de lui. Il ne pouvait assumer son gagne-pain face à des gens comme eux. « Je suis... En pleine réflexion artistique, disons. » répondit-il finalement en les fuyant du regard.

« Ah, oui, l'exposition doit accaparer ton temps ! » commenta Suzanne en acquiesçant.

Ses cheveux volaient gracieusement : le vent les caressait comme pour narguer Lucien. Il prit une grande inspiration.

« Et cette toile ? » demanda innocemment son mari.

Il mettait enfin les pieds dans le plat. La toile, jusqu'alors posée contre le coin de la table, passa des mains de son créateur vers celles de ses nouveaux propriétaires.

« Comme elle est belle ! » fit Suzanne à la manière d'un proche à la vue d'un nouveau-né.

« Très expressif. » ajouta son mari en grattouillant son menton.

À l'accoutumée, Lucien ventait quelque peu l'histoire des toiles en brodant par-ci par-là des détails inédits qui faisaient rire les clients. Or, à cet instant, parler semblait lui être insurmontable. Il se sentait de trop. Une idée lui vint soudain. Et s'il augmentait légèrement le prix de l'œuvre ? Ils avaient l'air aisés, pourquoi ne pas en profiter ?

Il se décida en doublant la valeur de l'objet sur le coup de tête.

« Elle est à cinq cent cinquante tarons, mais je vous fais un prix d'ami, ça sera cinq cents tout rond pour vous ! »

Le Souffle de Nos RefletsWhere stories live. Discover now