7. Opus est sanitas - partie 1

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~ Le travail, c'est la santé

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~ Le travail, c'est la santé

Edmée entra dans le salon au moment où Marc prenait son congé. Ils se croisèrent maladroitement dans l'entrebâillement de la porte, se saluant à peine. Puis, Edmée procéda à la répartition des détenus. Irène irait aux plantations avec Fatiha et Elliot, tandis que les autres étaient envoyés soit aux cuisines, soit à la blanchisserie, soit à la bibliothèque.

Ça ne tombait pas si mal ! Une activité de plein air lui convenait. Quant à la promiscuité avec les zonards, elle ne la dérangeait pas. Au contraire. Elle y voyait une occasion inespérée de leur parler sans être jugé par les autres tradis. Fatiha n'avait pas l'air de l'apprécier et c'était justement l'occasion de la faire changer d'avis, de lui expliquer qu'elle ne souhaitait pas être son ennemie.

Le ballet des clés et des serrures reprit. Les trois détenus suivirent leur guide. Irène se demanda si elle ne s'était pas réjouie un peu trop vite. L'ambiance était lourde, le silence pesant.

Quand ils arrivèrent dehors, Irène remercia encore sa bonne étoile d'avoir reçu un TIG en extérieur. La configuration de la prison, avec ses fenêtres trop hautes, trop étroites, et limitées par des barreaux, avait le don de fermer l'horizon. De vous faire regretter le ciel. Alors, quand elle sentit l'air vivifiant du mois de décembre lui caresser le visage, elle savoura l'instant.

Irène reconnut l'entrée principale où elle avait fait ses premiers pas dans la prison. Le portail céladon, surmonté des lettres d'argent, inscrites à l'envers. NOTUAES IHTONG. Un homme les y attendait. Il avait la peau noire, le crâne chauve et une barbe étroite parfaitement taillée. Ses pommettes hautes lui conféraient un air noble et un rien d'arrogance. Il les accueillit par un sourire plein de dents à la blancheur immaculée.

– Bonjour. Je m'appelle Clotaire. Je suis le jardinier. Mais ça, vous l'aviez deviné.

En effet, il était difficile de se tromper. Il revêtait tout l'attirail du parfait horticulteur : salopette, gants de jardinage, bottes en caoutchouc.

— Vive la France ! ajouta le jardinier à la suite de sa plaisanterie.

Par habitude, Irène faillit enchaîner. Mais heureusement, elle se retint à temps. Le jardinier se raidit quelque peu.

— On doit faire quoi ? demanda Fatiha en jetant un coup d'œil interrogatif à la cour.

Du béton, des copeaux de bois séchés et trois arbres dégarnis ; Fatiha avait l'air de douter de l'utilité d'un jardinier dans un endroit pareil et, à vrai dire, Irène aussi.

— Nous allons ramasser les feuilles mortes de la cour. Puis, nous arracherons les mauvaises herbes qui se sont immiscées entre les pierres. Il faudra qu'on disperse un herbicide après ça, pour éviter que ça revienne. Pour finir, vous enrichirez les parterres en copeaux.

Irène remarqua ce qu'elle n'avait pas vu jusqu'alors : les feuilles aux tons fades qui jonchaient le sol et les feuilles de pissenlits intercalés entre les carreaux des terrasses.

Clotaire leur distribua des gants et des outils, puis ils se mirent au travail. Tout à leurs tâches, ils ne discutèrent pas beaucoup. Un « merci » par ci, un « passe-moi ça, s'il te plaît » par là. Rien d'important. C'était frustrant de ne pas pouvoir exprimer ce qu'elle avait sur le cœur. Irène regrettait de plus en plus d'avoir participé à cette reconstitution miniature de la ségrégation, tout à l'heure, au réfectoire. Elle aurait voulu leur dire qu'elle ne cautionnait pas, mais le temps s'écoulait et il fallait se rendre à l'évidence, elle ne trouverait jamais ni le moment ni le courage pour le faire. Elle ne savait même pas comment démarrer une conversation. Aussi banale soit-elle.

— Ça fouette ! se plaignit Elliot. Je suis frileux et je commence à me les peler, pas vous ?

Il avait parlé !

— Toi aussi ! rebondit aussitôt Irène, la voix un peu trop passionnée. Je pensais être la seule.

Effectivement, même au travers des gants, ses doigts étaient gelés. Déjà, la chaleur du salon de parole commençait à lui manquer. On ne leur avait pas donné de manteaux et il faisait à peine cinq degrés dehors, leurs survêtements n'étaient pas suffisants.

Irène et Elliot échangèrent un sourire de connivence et se tournèrent vers Fatiha. La déchue ne commenta pas, comme si cette conversation ne la concernait pas, comme si le froid ne la concernait pas. C'est vrai qu'elle ne grelottait pas, ne soufflait pas, ne sautillait pas. Seule sa carnation la trahissait, ses joues ayant pris une jolie teinte rosée.

— Pas vrai, Fatiha ? insista Elliot. Il fait froid.

— Fichez-moi la paix.

Irène se tourna vers Elliot qui lui fit signe de laisser tomber. Mais elle ne voulut pas s'y résoudre. Elle savait que cette violence lui était adressée. Si elle n'avait pas été là, Fatiha aurait sûrement parlé à Elliot. C'était elle le problème et elle n'avait pas envie de le rester.

— Je peux comprendre que tu te méfies de moi, dit-elle tout bas en se penchant pour ramasser les feuilles près de Fatiha, mais on n'est pas obligé de se fuir. Ça serait plus simple si on se serrait les coudes, tu ne penses pas ?

— Fiche-moi la paix, je te dis ! Je me méfie pas de toi. J'ai juste pas envie de faire amie-amie avec toi. Si tu crois que j'ai pas deviné qui serait la prochaine gagnante ! Tu vas sortir bientôt avec les hourras de la foule. Ça, c'est écrit d'avance par la production. Tout est déjà écrit pour toi ! Et moi... je vais devoir me débrouiller sans passe-droit. Ça m'écœure de te voir là, la bouche en cœur, comme si t'étais comme nous. Ben, tu sais quoi ! Va te faire foutre !

Irène recula d'un pas, hébétée. Autour d'elle, personne. Aucun témoin. Personne n'avait entendu ce que cette fille venait de lui balancer. Enfin, personne. Façon de parler. Puisque l'I.A. enregistrait tout. Des milliers de téléspectateurs verraient bientôt Irène se faire rejeter et attendraient de voir sa réaction. Elle ouvrit la bouche pour répondre, pour se défendre, mais rien n'en sortit.

Et si Fatiha avait raison ? Si tout était déjà écrit ? Irène sortirait-elle dès la semaine prochaine, poussée vers la sortie par des calculs dont elle n'avait même pas conscience ? Sa mère tirait-elle toutes les ficelles, là-haut ?

Alors que cette idée aurait dû la soulager, Irène chutait intérieurement. Personne n'avait le droit de choisir pour elle. C'était sa vie. Pas un jeu télé. Pas un scénario de film. Sa vie !

Cette situation était profondément injuste. Fatiha l'accusait d'être pistonnée. Elle ignorait que la mère d'Irène était capable de tout pour faire grimper l'audience. S'il y avait une part de vérité dans les paroles de Fatiha, rien ne garantissait qu'Irène sortirait rapidement. Si sa mère interférait, elle la maintiendrait le plus longtemps possible devant les caméras.

Si sa mère interférait... Car truquer Ennemis jurés n'était pas une chose facile. L'intégrité du jeu était garantie par l'huissier Kaplan, nommé par le garde des Sceaux en personne. C'était l'une des conditions posées par l'État pour qu'il accorde ces grâces présidentielles.

Tout bien réfléchi, Fatiha se trompait probablement, le destin d'Irène n'était pas écrit à l'avance. Devait-elle s'en réjouir ?

Fatiha n'était sûrement pas un cas isolé. D'autres détenus ne lui feraient jamais confiance, à cause de son histoire, de son identité.

Comment faire pour gagner la confiance des autres s'ils la considéraient tous comme une fille pistonnée ?

Ennemis jurés TOME 1 SuspicionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant