Le centre du monde

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La première phrase que les gens disent en entrant dans une voiture avec chauffeur est rarement banale. Rien que cette semaine, il m'est arrivé d'entendre :


- « Je ne peux pas divorcer parce que l'équipe de polo de Claude-Laurence a battu celle de ma femme. Pas avant les résultats trimestriels en tout cas. »

- « Tu es à côté du pape ?! Passe-le moi. Pronto ! »

- « Il ne savait plus quoi miser. J'avais un carré de valets. J'ai gagné son duplex sur Central Park. Tu connaitrais pas une décoratrice ? »


Depuis quelques temps, quand les clients commandent le Hummer à vitre pare-balles au lieu d'une limousine, je sais que je vais entendre des phrases comme :


- « Ca va être la meilleure soirée de l'année ! »

- « C'est Jean-Louis qui m'a filé sa réservation. Il va passer la nuit à rattraper ses pertes du Nasdaq sur le Nikkei et le Hangseng. »


Mais la phrase qu'ils prononcent quasiment tous c'est « Vous êtes certain que c'est sans danger, chauffeur ? »


Je leur dis combien de fois j'y ai été et qu'il n'y a jamais eu le moindre incident. D'habitude ça les calme. Ils passent le trajet aller le nez collé à la vitre blindée, sans rien dire. Au retour, c'est à chaque fois la même chose : ils se ruent sur le minibar et réveillent leurs amis pour leur raconter. C'est comme ça que la liste d'attente pour « une nuit en Hummer » s'allonge comme un jour sans pain.


J'ai déjà véhiculé mon client de ce soir dans ma limousine. C'est la première fois qu''il demande le Hummer. Il a glissé le mot de passe au moment de passer commande. Je pourrais probablement apprendre ce qu'il dirige exactement et dans quelle société. Aucun moteur de recherche ne me permettra jamais de savoir ce que j'ai appris sur lui en le conduisant du quartier des affaires à des soirées caritatives, à l'opéra, à l'entrée VIP d'un tournoi de tennis : il fume en cachette de sa deuxième femme. Il compte divorcer. Il garde le contact avec les enfants de tous ses mariages à grands coups de SMS internationaux. Candy Crush a été obligé d'ajouter des niveaux rien que pour suivre le rythme de sa carte de crédit. Il filtre trois fois l'eau du robinet avant de la boire.


Je l'ai pris en charge sur un parking d'autoroute. Les routiers endormis dans leurs camions n'ont pas eu l'air de réagir à mon arrivée. J'avais quelques minutes d'avance : je suis sorti du véhicule tout en laissant le moteur tourner. J'ai ouvert la porte passager côté droit. Son taxi s'est arrêté à côté de nous. Il est sorti par la porte passager gauche du taxi, a fait à peine deux pas est entré dans mon mammouth à roues.


« - Vous avez déjà fait ça ?

- Oui, monsieur.

- Combien de fois.

- Vous êtes mon quatrième passager pour le centre ce mois-ci, monsieur. »


J'ai quitté l'autoroute et j'ai roulé dans des quartiers où le véhicule passait de moins en moins inaperçu. J'ai poussé un soupir de soulagement quand j'ai vu la porte du hangar ouverte et Smith à côté, télécommande en main, blouson de cuir bleu marine fermé jusqu'au cou.


Le hangar est poussiéreux, il pue le diesel et il y fait beaucoup plus froid que dans le Hummer. Mon client n'a émis aucune plainte au sujet de la poussière (il y est allergique), du parfum de diesel ou de la température. Mon client, appelons-le Oscar Wolf, a fait comme tous les autres : il s'est plaint du poids du gilet pare-balles.

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