Je crois bien que je suis un peu embêté

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Il s'appelle Laurent. C'était mon meilleur ami. C'était mon seul ami.


On a fait connaissance à la sortie de mon train un lundi de la semaine 23 de 2014. Il venait d'ouvrir son café dans la galerie commerciale de la gare. La galerie commerciale est sur mon trajet entre le quai où je descends du train et le ministère. Je suis entré dans son café et j'ai demandé un café. Dans un café, on demande un café. Dans un bar, c'est plus compliqué. Dans un restaurant italien, on demande des spaghettis ou une pizza si c'est une pizzeria.


Laurent était derrière le comptoir qui sentait le produit détergent (un peu) et le café (beaucoup). Il m'a expliqué que dans son café ils ont beaucoup de café différent. Il m'a expliqué toutes les sortes de café de son tout nouveau café. J'ai fini par trouver un café qui répond le plus à ma définition du café. J'ai choisi un cappucino parce que le cappucino est un café que les Italiens boivent le matin. Laurent m'a demandé si je voulais boire mon café dans son café ou si je voulais l'emporter. Dans le café il y avait une musique de jazz avec beaucoup de notes aiguës qui partent dans tous les sens et si je restais je ne serais pas au ministère à 9 h pile. Laurent m'a demandé mon prénom. J'ai répondu « Jehan » en détachant bien « je » et « han ».


Laurent m'a dit de me déplacer vers la droite d'environ 4 min 50 s. Laurent a fait marcher une machine à café. L'important dans les machines à café c'est la pression qu'elle exerce sur les graines de préférence moulues depuis moins de trente secondes. Trente secondes après avoir été moulu le café a déjà perdu beaucoup de ses arômes. Laurent a placé le café de la machine dans la fenêtre des trente secondes.


Laurent a pris un gobelet et me l'a tendu. Laurent avait bien écrit mon prénom. J'ai dit à Laurent « Vous avez bien écrit mon prénom ». Laurent a fait ce qui est un sourire et m'a dit « Moi c'est Laurent, tout le monde sait comment ça s'écrit ». Le taux de TVA et les montants sur le ticket de caisse étaient corrects et aucun n'avait été arrondi ni vers le haut ni vers le bas.


Le cappucino de Laurent respectait parfaitement la définition du cappucino : il y avait de la mousse de lait, pas de la crème fraîche en bombe et il y avait de la poudre de cacao sur la mousse de lait.


Depuis ce jour-là, j'ai acheté un café à emporter à Laurent tous les lundis, mardis, mercredis, jeudis et vendredis (sauf les jeudis de l'Ascension, les lundis de Pâques, les lundis de Pentecôte et les jours fériés qui se produisent dans des jours qu'on peut prédire en se souvenant quel jour ils se sont produits l'année d'avant sauf les années bissextiles.


Laurent est rapidement devenu mon meilleur ami. Chaque matin j'observais attentivement les yeux et les plis de la bouche de Laurent. Si les plis de la bouche formaient un U inversé, c'est que quelque chose n'allait pas. Je disais « quelque chose ne va pas Laurent ? » et Laurent me parlait de séparation sentimentale, de chauffe-eau, de panne d'électricité et qu'il allait devoir jeter le contenu de son congélateur.


Un jour, j'ai tapoté l'épaule de Laurent. Ce jour-là il m'a offert mon café. « Offert » est un mot utilisé en publicité pour dire que c'est gratuit. Ce jour-là il n'y avait pas de matériel publicitaire. C'est comme ça que j'ai compris que Laurent m'a vraiment fait un cadeau. Je n'ai pas su ce qu'il est socialement acceptable d'éprouver dans ce genre de situation alors j'ai fait un sourire. Les sourires sont socialement acceptables partout sauf aux enterrements ou il faut faire un U inversé avec les plis de sa bouche.


Le jour où Laurent a cessé d'être mon seul et meilleur ami était un lundi. Ce lundi est le lundi qui a eu lieu hier. Les actions publicitaires du café de Laurent commencent toujours le lundi. C'était une action publicitaire pour l'application pour smartphone de la chaîne de café de Laurent. Quand je dis « la chaîne de café de Laurent » cela signifie qu'il travaille pour cette chaîne, pas qu'il en est le propriétaire.


Hier, Laurent faisait des gestes plus rapides que d'habitudes et sa voix était plus aiguë d'une demi-octave. J'ai pensé que Laurent était stressé, mais je n'en étais pas certain. Un responsable de la chaîne de café de Laurent en costume et cravate aux couleurs de la chaîne de café de Laurent se tenait à côté de lui.


Je me suis déplacé de 4 min 50 s vers la droite et j'ai attendu mon gobelet avec mon café. Laurent m'a tendu un gobelet où mon prénom était écrit « Jean » et non pas « Jehan » comme c'était le cas depuis mon premier café. Laurent a écrit correctement mon prénom 817 fois d'affilée. C'est sa première erreur. Je crois que le message est clair. Laurent n'est plus mon ami. Je me suis souvenu de toutes les fois où j'ai demandé à Laurent comment il allait et j'ai compté le nombre de fois où Laurent m'a demandé comment j'allais. Il est arrivé 38 fois que je réponde autre chose que « ça va » et que je donne des détails de problèmes personnels, comme ça se fait entre meilleurs amis. Laurent ne m'a jamais laissé finir ma phrase de description de problèmes personnels. Laurent n'est plus mon meilleur ami.


Je suis arrivé au ministère à neuf heures deux. Pour le règlement tacite que nous suivons au ministère, ce n'est pas très grave. Pour le règlement de travail que j'ai signé, le travail commence à neuf heures. Je considère que je commence à travailler quand je franchis le seuil du ministère parce qu'à partir de ce moment il est socialement acceptable pour mes collègues de me poser des questions professionnelles.


Je me suis assis à mon bureau, j'ai allumé l'ordinateur. Je n'avais pas de gobelet de café à finir et à jeter à la poubelle pour patienter pendant le temps d'allumage de l'ordinateur. Ça m'a perturbé.


J'ai lancé le logiciel et entré le numéro de TVA de la chaîne de café de Laurent dans le logiciel du ministère. Je connais le numéro de TVA par cœur parce qu'il est imprimé au bas de mes tickets. Comme Laurent était mon meilleur ami, je me suis permis d'aller inspecter les finances de cette société pour être certain que Laurent allait garder son emploi et continuer à écrire mon prénom sans faute. Cette fois-ci j'étais dans une émotion toute différente. Je ne sais pas quel nom elle porte. J'ai passé toute la TVA de la chaîne de café de Laurent au peigne fin et j'ai découvert assez de petites irrégularités pour avoir le droit de remplir un formulaire de demande d'enquête.


J'ai ouvert le tiroir où je range les cartes de visite. Je savais que celle que je cherchais était à peu près dans le deuxième tiers. C'est effectivement là que j'ai trouvé celle de quelqu'un qui fait à peu près le même travail que moi, mais à l'impôt des personnes physiques. Je lui ai envoyé un mail avec le nom de famille et la date de naissance de Laurent en lui disant d'ouvrir une fiche de contrôle. La réponse est arrivée presque aussitôt : « Okidok LOL » les deux points et la parenthèse fermante représente un sourire. « Okidok » et « LOL » ne sont pas des mots de langage corrects, mais ils signifient à peu près que mon correspondant approuve et va faire ce que je lui demande.


Ce matin, mardi, la force de l'habitude m'a conduit dans le café de Laurent. J'ai voulu en sortir parce que j'avais décidé de ne plus jamais lui acheter de gobelet de cappucino, mais alors que je ne faisais même pas la file et que je me préparais à sortir, Laurent a crié « Jehan, comme d'habitude je suppose ? ». Le comportement socialement acceptable est de dire oui. Comme Laurent n'est plus mon meilleur ami, je me suis contenté de hocher la tête verticalement. Je ne lui ai pas demandé « ça va Laurent ? » et je me suis déplacé de 4 min 50 s vers la droite sans un mot.


Laurent m'a tendu un cappucino dans un gobelet. Sur le gobelet il était écrit «Jehan » sans fautes, comme d'habitude.

Pulling a BradburyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant