La sauce Pickles se mangeait en famille le lundi matin. C'était un rituel chez les Boeman de père en fils depuis quatre générations. Le lundi matin est le creux de la semaine quand on vend des cornets de frites, des fricandelles et des cannettes de sucre liquide.
La sauce Pickles se mangeait en famille, avec les premières frites de la journée, sur une table pliante devant la caravane derrière « la boutique », la friterie à roulettes que les Boeman déplaçaient sur les champs de foire, les concerts de chanteuses américaines, les manifestations sportives, etc.
Peu importe s'ils se réveillaient au pied d'une cathédrale, sur une place pavée ou dans un petit village du fond de la Hesbaye, les Boeman mangeaient de la sauce Pickles le lundi matin.
Léon Boeman était le quatrième Boeman à exercer cette profession. Il prenait place à l'extrémité de la table. Il portait beau le gilet de flanelle et la calvitie. Patrick Boeman, dont le destin était de reprendre l'affaire familiale était à sa droite. Patrick mesurait presque deux mètres et s'était, à force de vivre en caravane, fabriqué une voussure. Yannick Boeman, qui n'était destiné à rien de particulier prenait place en bout de table. Yannick était à la caisse, à proximité directe du vieux combiné Radio/CD/Cassette qui diffusait sans discontinuer des reprises à l'accordéon des titres les plus populaires en 1978.
Madame Boeman avait un jour fait ses bagages à l'anglaise avec un client particulièrement américain particulièrement séduit par la sauce américaine, l'avant-bras dodu qui la lui servait et la femme à qui appartenait cet avant-bras. Elle a donné de ses nouvelles aux Boeman trois mois après son départ. Le petit mot qu'elle leur a fait parvenir était écrit au dos d'un billet de train de la ligne Arcela Express, valable pour un trajet entre Boston et Baltimore. Le billet de train était encadré dans la cuisine. La face où Peggy Vanderspeten avait écrit quelque chose était contre le mur, seule l'autre face du billet était visible.
Yannick Boeman passait ses loisirs sur Amazon à alimenter son ipod avec la pointe de l'avant-garde musicale. Allongé sur son lit dans sa caravane, il dépensait son argent en écouteurs de haute qualité musicale et en morceaux achetés en ligne. Il vénérait Thurston Moore et Sonic Youth.
Chaque heure passée à côté du Radio/CD/Cassette était pour lui une torture. La trace d'une brève discussion à ce sujet avec Léon Boeman est encore visible dans son cuir chevelu.
« Changer la musique ? Pas question ! Il y a des clients, oui ou non ? Réponds-moi quand je te parle ! ».
Dans la bourrade qui s'ensuivit, Yannick s'est ouvert le crâne en contactant la paroi de la caravane.
***
L'accident bête a eu lieu un dimanche matin. Yannick était allé à un concert. Le guitariste du groupe qu'il est allé voir se produire a un jour bu un café avec un gars qui a serré la main l'accordeur de Thurston Moore. C'était suffisant pour décider Yannick à y consacrer son samedi soir. Il était en train de débriefer le concert à l'extérieur de la salle quand un gars les a rejoints et lui a demandé du feu. C'était le guitariste. Le samedi soir est vite devenu un dimanche matin devant des bières, beaucoup de bières.
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Pulling a Bradbury
Short Story“Écrire un roman, c’est compliqué: vous pouvez passer un an, peut-être plus, sur quelque chose qui au final, sera raté. Écrivez des histoires courtes, une par semaine. Ainsi vous apprendrez votre métier d’écrivain. Au bout d’un an, vous aurez la...