Cousu de fil noir

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Louis a titubé en entrant. Jusque là, rien de spécial. Patricia avait déjà la main sur la pompe pour sa première pression du matin. Et là, Louis a fait un truc inhabituel : il est tombé raide mort. Son pantalon de training à deux bandes a fait des petits mouvements qui nous ont fait penser à... je ne vais pas vous faire un dessin. Du Louis tout craché ! Après il a tourné la tête dans ma direction. Il a désarticulé quelques sons et ça a tout de suite commencé à sentir la cuvette qui refoule. Le plus drôle c'est le temps qu'on a mis à comprendre que ce n'était pas un sketch. On est resté assis à lire le compte-rendu du match, à secouer le flipper comme une gonzesse, à regarder la mousse au fond du verre. Louis nous en avait tellement fait que ça ne pouvait être qu'une farce. Après une bonne minute, comme mon tabouret était le plus proche je l'ai heurté du pied. Rien. Pas "je fais semblant mais il y a encore de la vie dans mes muscles, dans mes os, sous mes cheveux gris". Un rien totalement vide. Plus de Louis, plus que le corps de Louis. Je me suis levé et j'ai regardé son visage. C'est là que je sais su qu'il n'y avait plus personne. Je ne sais pas ce qu'il avait pris comme dernier repas mais les murs du café vont s'en souvenir longtemps. Je ne sais plus si c'est moi ou Patricia mais quelqu'un a appelé les pompiers. Cinq mois plus tard, Patricia était obligée de fermer café. Louis n'avait pas laissé de quoi régler sa gigantesque ardoise. Toute la comptabilité de Patricia reposait sur la capacité de Louis à payer un jour ce qu'il s'envoyait sur le foie des heures durant.


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Ca va me faire des vacances. Je vais pouvoir me reposer le caoutchouc. C'est rare que je reconnaisse les clients à ce qu'ils me déposent dessus mais douze cannette de la moins chère des bières du magasin en cannette de 50 cl tous les matins à la longue, ça finit par se reconnaitre. Au début les canettes tenaient bien droites. Ces derniers temps, dès que je me déroulais de quelques centimètres boum ! Une canette ou deux perdaient l'équilibre et venaient se coucher sur moi. Je ne dis pas qu'il va énormément me manquer mais comment je vais faire pour savoir qu'il est entre dix heures et onze heures du matin, moi maintenant ?



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Bonjour. Oui, oui bonjour, tout ça... C'est pour quoi ? C'est pour quoi ? Ah. Alors...Je n'ai pas compris ce qui s'est passé. J'étais aux boites dorées qui sentent bon que je finissais de bon appétit et un beau jour nous sommes passés aux croquettes. Il me laissait l'appartement pour moi tout seul et d'un seul coup nous ne nous sommes plus quittés. Nous nous promenions rien que le soir et d'un seul coup nous sommes sortis en journée. Moi, je voyais plus de copains mais lui il avançait moins vite. Il me caressait pendant des heures. J'en ai perdu des poils. Vous voulez me caresser ? Il y a avait des petits mouvements, des petits cris bizarres et de l'eau qui sortait de ses yeux. Pour lui avoir donné de grands coups de langue, je peux vous dire que c'est de l'eau salée. Ces derniers temps il n'allait pas bien. Je commençais à envisager le moment où je serais coincé avec son corps et obligé de le manger. Bon, maintenant.. Promenade ? Promenade ? Promenade ? Promenade ? Dis oui... Promenade ? Promenade ? Promenade ?



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C'est simple : c'est le premier être humain que j'ai rencontré. Il était là pour me voir prendre mon premier bol d'air. Ma mère était en route vers la maternité dans un bus bondé. Les pavés de la route m'ont été insupportables (déjà ! ). J'ai décidé de pointer le bout de mon nez sans attendre. Il n'était pas docteur mais c'est le seul passager qui a fait quelque chose quand ma mère a crié "je crois bien que je suis en train d'accoucher !". Les autres passagers sont descendus pour attendre le bus suivant. Le chauffeur a fait les cent pas nerveusement sur le plancher de son véhicule comme si c'était un couloir d'hôpital mais à part ça il n'a pas participé à ma naissance. Il a aidé ma mère. Il a vu le cordon autour de mon cou et a défait le noeud à temps. L'ambulance est arrivée juste à temps pour nous emmener me faire mesurer et peser comme un poisson de concours sorti d'un lac. Il a refusé d'être mon parrain. Il s'est contenté de m'envoyer une carte par an jusqu'à mon douzième anniversaire. L'entrefilet qui raconte ma naissance a longtemps été accroché au-dessus de ma photo dans le salon de mes parents à côté de la photo ou je prête le serment d'avocat. Alors forcément quand j'ai vu son nom à la rubrique nécrologique du journal j'ai eu l'impression de perdre quelqu'un de spécial.


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J'étais au bord de la clôture, à l'extrémité du jardin du gite ou j'avais fait l'erreur de passer le week-end. Je cherchais à attraper un peu plus qu'une barre de réseau. J'avais des mails à envoyer au laboratoire sur les essais clinique de la semaine prochaine. La petite icône qui indique que je suis relié au reste du monde est enfin réapparue dans le coin habituel de l'écran et poulet ! Un SMS. J'ouvre. Les mots m'ont frappé en plein coeur. J'ai posé mon souffle court sur le poteau. C'était le promoteur de mon mémoire. En fait, c'était quasiment le co-auteur de mon mémoire. Je n'étais nulle part, j'avais juste décidé où j'allais creuser les fondations. Il a mis ses bottes, démarré son bulldozer intellectuel et en une après-midi dans son bureau il a redressé les plans de l'édifice. Je me revois dans son bureau en train de me maudire d'avoir choisi d'écrire toute ces pages sur le plancton. Il a tassé du tabac de la Semois dans une pipe en écume et éclaté en sourire. Je ne l'ai jamais revu depuis l'université. J'ai bien cru le reconnaître dans la foule mais ça devait être un cousin éloigné ou un jumeau dont il ne m'aurait jamais parlé. Le même mais en version épave humaine.


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Qui ? Non, ce nom ne me... Ah oui... Il a été amoureux de moi. C'était mon voisin de palier à une époque. Le genre lourd. Lettres passionnées, bouquets de fleurs. Il était moyennement mon genre. Ca aurait pu se faire, notez. Je me suis laissé emmener dans un restaurant une fois. J'avais choisi un restaurant que je croyais au-dessus de ses moyens. Il a insisté pour payer et tout. Après le repas, je suis remonté dans ma voiture et je me suis mise en mode "silence radio". Pendant quelques temps j'ai encore ouvert ses lettres. Elle commençait toutes par "ma chère petite méduse adorée". D'après les dernières, il parait que je lui ai "brisé le coeur, brisé la vie". Sans déconner ? Comme si ça avait pu avoir des conséquences sur sa vie ou quelque chose. Pourquoi est-ce que vous me demandez si je le connais, mon chou ?

Pulling a BradburyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant