Les fragments d'enfer

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     Imagine toi, sur le point d'aller te coucher. Tu éteins machinalement les lumières, et presque immédiatement, tu sens des picotements, des effleurements, des caresses contre ta peau, traversant tes vêtements qui n'offrent aucune protection. Tu te glisses dans tes draps tandis que de plus en plus de mains viennent te toucher, te tripoter, t'agripper, vers des zones de plus en plus intimes. Parfois, machinalement, tu lâches un "Bonne nuit, mon amour. Fais de beaux rêves. Je t'aime..." comme tu en avais l'habitude. Dans ta tête, tu entends ma voix, d'une infinité de nuances différentes, qui se superposent. Des éclats de doux moments, de disputes, du quotidien, ou parfois ton cerveau qui se camoufle derrière mes traits pour t'injurier, t'abaisser, te maudire. Un incessant chaos, un fourmillement de bribes d'un passé révolu, potentiel ou extrapolé. Et tu essaies de t'endormir malgré ce brouhaha et ces sensations de toucher qui te font haïr ton corps et ton vécu chaque fois un peu plus.

     La nuit, tu la passes entre cauchemars et insomnies. Tu rêves d'une fatalité où je te blesse, où tu me blesses, où je te viole, où tu me tues. Chaque sommeil est un combat perdu d'avance dans une prison en flamme, tu t'éveilles plusieurs fois dans la nuit, la gorge irritée et les yeux larmoyants, et tu enfonce ton visage en pleurs dans un coussin imbibé de sel. Les voix se moquent, rient, pleurent, tu sens toujours les mains, parfois des pieds qui entrelacent les tiens, un corps se coucher contre toi ou une étreinte douce, réconfortante, qui s'estompe en laissant un vide glacial au dos et au coeur.

     Tu t'es endormi à 3h, ton réveil sonne à 4h30 pour aller bosser avant d'aller bosser. Les voix ne cessent pas, et à la lumière du jour, l'appartement est hanté de fantômes. Tu me vois, parfois comme une simple masse sombre, parfois si détaillée que tu peux sentir mes cheveux, déambuler, faire à manger, jouer et rager sur l'ordi à ton bureau qui n'est évidemment plus là. Parfois, les vieux meubles réapparaissent, avec tout leur bazar gorges de souvenir. Ce bracelet du Costa Rica, cette boîte offerte à nos un an, la lampe recouverte de petits sacs de tissus. Parfois si clair que tu évites machinalement de te prendre les angles avant de réaliser le vide immense qui prends désormais tant de place. Tu te mets au travail sur ce dossier de merde à rendre dans trois heures, impossible de te concentrer évidemment quand ces fantômes essaient de discuter.

     Sur le chemin du taf, tu t'enfermes dans ton sweat et ton casque comme une carapace, car ces hallucinations te suivent encore. Mon visage se superpose à celui des passants, tu crois entendre ma voix malgré la musique toujours plus forte qui pourtant ne masque pas ces infernale bribes qui s'entremêlent toujours. Tu ressens à la fois une crainte et un espoir de me croiser par hasard, mais avec tous ces spectres, tu ne pourrais même pas faire la différence entre le vrai du faux. Parfois tu me vois distinctement dans la foule, disparaître au moment où tu me remarque. Et tu passes la journée à trimer alors que tu es déjà épuisé par tout ça avant de t'être assis au bureau. Tu t'en prends bien évidemment plein la gueule parce que tu ne produis pas assez ni assez bien. Et à 17h, tu te casses. Parfois, tu passes par des endroits où tout ça s'intensifie tellement que ta tête va exploser, des migraines atroces comme si ton cerveau te suppliait "non, par pitié, ne te souviens pas !".

     Et à la maison, tu te surprends à avoir gardé des vieilles routines. Tu continues de cuisiner pour deux, machinalement, tu me tends le sachet de couscous comme tu me le tendais avant, et tu te retournes pour constater que la cuisine est vide, ou que personne n'a saisi le sachet désormais par terre. Tu retiens quelques larmes, tu installes la serviette dans le lit avec ton assiette et la casserole dans laquelle je mangeais, devant une série, un film, un let's-play. Et ça te frappe d'un coup. Tu es seul. L'écran est éteint, personne n'est à tes côtés. Tu te sens comme un automate vestige d'une ancienne civilisation, qui continue de faire ce pourquoi il a été programmé, en vain, au milieu d'une mer de fantômes. La pièce devient froide, les voix parfois se taisent, les mains te lâchent, les fantômes disparaissent, et tout est envahit d'un silence mortuaire. Seul. Tu fonds en larmes. Seul. Il n'y a plus personne. Au moins, ces fragments apportaient une présence, une illusion aussi atroce que réconfortante. Tu souffles un peu, et ça repart de plus belle.

     Le pire est quand il y a un autre humain dans le lit. Impossible de profiter d'une caresse sans penser à celles qui t'assaillent sans cesse, qui te griffent, te tirent, te martèlent. Les voix commencent à hurler, pleurer, le visage de cet humain se change pour dévoiler le mien, la réalité et l'hallucination se mélangent et tu n'as d'autre choix que de te laisser faire machinalement. Un enfer intérieur se déchaîne, ta chair sanglante est comme à vif tant tu te sens sale et mutilé, comme un écorché revenu sur Terre.

     Les psychologues, médicaments, thérapies, hypnose, et autres placebos et tentatives psychosomatiques n'ont aucun effets pour atténuer ceci. Alors tu achètes quelquefois des bouteilles bon marché, un whisky à dix euros, que tu bois tel un poison pour endormir tes synapses trop nombreuses avec l'espoir et la méfiance de les détruire au fil du temps, entraînant quelques organes dans ta chute. Et tu finis par t'endormir moins ivre que mort, sachant que le lendemain, les fragments te lacèreront encore...

Bribes d'un Esprit TourmentéWhere stories live. Discover now