La Sylverfield

Depuis le début
                                    

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J'avais l'appartement pour moi tout seul. Je me suis versé un Sauternes, j'ai posé l'étui sur mon bureau et j'ai sorti ma loupe. L'étui kaki avait une patine raisonnable mais rien de grave. Le dos portait une inscription : 319 45 7587. Sous le petit emplacement en imitation velours qui a accueilli la Sylverfield dans les ateliers d'assemblage de Saint-Paul, Minnesota, un objet métallique tintait contre la paroi de l'étui.

Avec moulte précautions et la lame de mon canif, j'ai soulevé le velours. J'ai extirpé une médaille militaire. Bingo ! Jackpot ! Preuve irréfutable que c'est bien une Sylverfield Aviator, modèle 1942 (année fiscale 1943 mais ne chipotons pas).

Colonel P. Tibbets. O Négatif. Matricule 319 45 7587. Baptiste.

La médaille est métallique et froide comme un bloc opératoire. Je la place bien en évidence sur mon bureau et je passe en revue les petits cadres que j'ai aperçu tout à l'heure chez l'antiquaire en me demandant lequel la mettrait le mieux en valeur.

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« — C'est une Sylverfield.
— Une quoi, Tristan ?"

Seigneur, pardonne à Jérémie, il ne sait pas ce qu'il dit. Eliane nous rejoint avec trois portos. Jérémie pose sa main sur l'épaule d'Eliane. Je suis obligé de lui raconter toute l'histoire, y compris celle de la médaille dans l'étui. Quelques invités de la crémaillère post-divorce de Florence commencent à m'écouter. Je n'embellis presque pas le récit de ma découverte miraculeuse.

"— Tibbets avec un ou deux b ?
— Deux. C'est important.
— Ca dépend. Tu dis bien que le grade c'est colonel ?
— Oui. Pourquoi ?
— C'est une coincidence marrante. Le gars qui pilotait l'Enola Gay s'appelait Paul Tibbets et il était colonel. C'est probablement un homonyme. Je ne vois pas comment la montre du pilote qui a largué la bombe sur Hiroshima aurait pu atterrir chez ton antiquaire.
— Passe au cabinet un de ces jours. On verra bien si elle imprime une plaque de rayons X. Si elle est radioactive, c'est qu'elle a vu Hiroshima de près.»

Laurence m'a invité à passer à son cabinet avec son plus grand sourire de dentiste. Eliane fait la gueule. Je ne sais pas pourquoi j'ai l'impression que nous allons rentrer dans pas longtemps.

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Laurence pose sa mien sur la mienne qui est posée sur la Sylverfield qui est posée sur une plaque à rayons X qui est posée sur un appareil à rayons X.

"— Il faut la mettre dans la bonne position."

Elle me regarde dans les yeux avec un sourire. Subitement la fonte des glaces au pôle Nord s'explique. Ce n'est pas le réchauffement climatique, c'est le sourire de Laurence qui les fait fondre.

Nous quittons la salle.

Après nous être rhabillés, nous retournons dans la salle. Laurence développe la plaque de rayon X d'une main tout en passant l'autre dans mes cheveux.

J'entrebaille les boutons de sa blouse.

« — Regarde cette plaque au lieu de saliver sur mes atouts."

Sur la plaque, l'étui et la montre apparaissent au milieu d'un halo. On dirait une galaxie.

«  — Est-ce que ça veut dire que mon sperme est bionique.
— J'espère pour moi que non. Ces plaques sont très sensibles. Si tu ne la portes pas tous les jours, si tu ne dors pas avec, ce n'est pas cette montre qui te tuera.
— Tu es en train de caresser délicatement la main du gars qui porte à son poignet la montre du gars qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima. Ca te fait quel effet ? "

Pulling a BradburyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant