⇝ Chapitre 2

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J'ai cassé cinq verres et fait tomber trois assiettes presque vides en voulant tout débarrasser d'un coup. Une de mes collègues m'a aidée à tout arranger. Moi qui voulais aller à la plonge, je me suis retrouvée en première ligne à l'heure de pointe.

Je suis rentrée à deux heures du matin, exténuée mais motivée par les paroles de Mathieu Wiener. J'ai dormi jusqu'à neuf heures et à dix heures, je suis assise sur les bancs d'un amphithéâtre, à écouter la réunion de rentrée. Luke est aussi là, cependant nous ne nous sommes pas bien accordés sur notre heure d'arrivée,  si bien que nous n'avons pas pu nous asseoir l'un à côté de l'autre. Mais ce n'est pas grave, lui, Alice et moi devons déjeuner ensemble pour que je leur résume mon entrevue de la veille avec M. Wiener.

Une fois les feuilles d'inscription rendues, je m'empresse de quitter l'amphithéâtre par le flot ininterrompu d'étudiants. Ça c'est parce que c'est le premier jour ; nous serons déjà bien moins nombreux d'ici un mois. Je repousse la pensée persistante que je serai peut-être trop épuisée par mon travail pour suivre mes cours le mois prochain, pour parvenir à me concentrer. Il ne faut pas que je reste sur le carreau.

L'air chaud de fin d'été caresse mon visage lorsque je m'extirpe enfin du bâtiment. Autour de moi, les platanes du campus sont couverts d'un épais feuillage vert, dont quelques feuilles se détachent déjà. Le ciel, d'un bleu azur, noie les toits des universités aux alentours. Les statues de la porte d'entrée de La Sorbonne dardent sur moi un regard vide.

Je m'éloigne de quelques pas, les yeux rivées sur la croix au sommet du dôme gris qui transperce le ciel et décide de patienter à côté d'un arbre jusqu'à l'arrivée de Luke. Il y a bien quelques connaissances qui viennent me parler de leurs vacances et savoir comment se sont déroulées les miennes. Je reste évasive : ils ne connaissent pas Sad Joy, ils savent juste de quel lycée je viens. Ils n'ont jamais trop posé de questions et c'est tant mieux, je n'ai pas envie de voir toute la pitié qu'ils éprouvent dans leurs pupilles.

— Salut ! me hèle joyeusement mon ami.

En face, j'aperçois des filles de ma classe me regarder d'un air estomaqué. On dirait qu'il a déjà un fan-club. Luke se penche et m'embrasse sur les deux joues, même si on s'est vu hier. Bien-sûr, c'était avant qu'il s'endorme sur le canapé, que j'aille voir mon ancien prof et que je parte travailler dans la foulée.

— Pas trop fatigué ? demandé-je en écho aux cernes qui maquillent ses yeux.

— Ça va. Et toi, ta première soirée de travail ? questionne-t-il en retour.

Il m'emboîte le pas sur le chemin couvert de dalles aux motifs complexes. Autour de nous, des magnolias diffusent une douce odeur de fin d'été.

— J'ai cassé des trucs.

— Tu as toujours été maladroite, objecte-t-il.

C'est le problème avec lui. Il me connaît très bien, presque trop. Et certains aspects de ma personne sont inaltérables.

— Je sais.

Silence. Comme souvent entre nous. On ne sait pas quoi dire, on ne sait pas comment se comporter. Je garde le regard fixé droit devant moi, écoutant les gazouillis des oiseaux et le bruit de mes semelles sur les cailloux. Bientôt, la fraîcheur de l'automne remplacera l'atmosphère estivale des arbres.

Je jette un coup d'œil à Luke. Ses cheveux blonds, coiffés en arrière, ne bougent pas d'un poil sous le vent léger et ses yeux bleus sont orientés vers le sol. Il mordille son piercing, comme pour se retenir de dire quelque chose. Avant, il aurait probablement fait une blague sur le fait qu'il sait qu'il est agréable à contempler, mais maintenant il n'ose pas, sans doute parce qu'au fond de lui, il ne sait pas non plus où il en est.

Le temps d'une chanson (3)Where stories live. Discover now