Chiottes avec vue

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Sébastien avait tellement envie d'uriner qu'il se rua dans les W.-C du café comme si sa vie en dépendait. Avant de refermer la porte, il baissa sa fermeture éclair et commença à se vider. Alors que le soulagement remontait jusqu'à son cerveau, il put reconnecter ses autres sens, dont la vue. Et constater qu'il se trouvait dans des toilettes surprenantes. Aucun des éléments ne semblait assorti. Il devinait des pièces du siècle dernier, peut-être même le 19e, tandis que le miroir lui rappelait des films de science-fiction. La cuvette n'appartenait pas à ce pays et le réservoir pas à cet univers. Pendant la longue minute de plaisir que dura sa miction, sa perplexité ne cessa d'augmenter. Lorsqu'il eut terminé, l'agencement du lieu redevint le cadet de ses soucis.

Il poussa la porte et retourna dans la salle du bistrot. Il vécut alors une seconde élastique. Il n'avait pas payé attention à la décoration du bar. Il voulait les chiottes et rien d'autre, mais il aurait pu parier sa couille droite qu'il n'était pas rentré dans un saloon. Il aurait pu jurer que personne ne portait de pistolet et, plus que tout, il pouvait affirmer sur son sang que cette odeur de vomi mélangé à de la merde matinée de sueur rance n'avait pas encore empuanti la pièce.

Tandis qu'il cherchait une explication logique, un homme dont l'unique dent vivait ses derniers instants, se tourna vers Sébastien et lui lança :

– Ol timer, you seem relieved.

Et tout le saloon partit d'un rire aussi gras qu'une soupe de cochon au lard gratinée de fromage et de crème fraîche.

Sébastien ne parlait pas anglais et n'aurait donc pas dû comprendre que le vieux clodo se moquait de son air soulagé. Si ce type était un cow-boy alors l'abbé Pierre et John Wayne étaient jumeaux.

L'armée du Salut, je suis à l'armée du Salut, pensa-t-il.

Un autre homme que Sébastien n'avait pas remarqué lui colla une tape dans le dos si violente qu'il faillit tomber.

– Come on, this is your shot.

Il devait mettre sa tournée. Avant qu'il puisse refuser, argumenter, négocier, le patron avait déjà servi une vingtaine de shots.

Alors qu'il se demandait comment il allait payer, il en profita pour se demander comment cela pouvait être sa principale occupation. Il pissait à Paris alors qu'il se rendait chez son psy pour la troisième fois de la semaine. Et le voilà qui s'inquiétait de pouvoir rincer des clodos sortis de chez Emmaüs.

Il s'aperçut qu'il portait les mêmes fringues qu'eux. Cette odeur nauséabonde venait aussi de lui. Il observa ses mains et eut la certitude qu'elles ne lui appartenaient pas. Il voulut se regarder dans le miroir, mais le bar en était dépourvu. Il n'avait pourtant jamais vu de saloon sans grande glace. Il demanda au gérant :

– Where is the mirror ?

– The mirror, what mirror ? You think I am Rockefeller !

Pas de miroir dans ce saloon. Mais pas le temps de réfléchir, tout le monde levait et vidait son verre et attendait qu'il fît de même. Il souleva le petit verre sale et inspecta le liquide. On lui avait visiblement servi de l'alcool d'asperge ou de l'essence de chou de Bruxelles. L'odeur et le rendu n'avaient strictement rien à voir avec ces machins liquoreux que les cow-boys s'envoyaient. Il but néanmoins et, lorsque le patron lui réclama cinq dollars, il se rua de nouveau dans les toilettes.

Il fut surpris de tomber sur des W.-C fermées dans un saloon, mais n'allait pas se plaindre. L'intérieur de la pièce ressemblait à s'y méprendre aux toilettes bizarroïdes précédentes. Il hésita à vomir le jus de pisse, mais préféra y retourner, espérant avoir vécu un mirage, une hallucination. Lorsqu'il rouvrit la porte, sa mâchoire s'affaissa. Ses nombreuses lectures, les documentaires qu'il avait ingurgités, laissaient peu de place au doute : il se trouvait dans une brasserie munichoise vers 1930. Les centaines de brassards ornés de croix gammées confirmaient cette certitude.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant