L'autre dent

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La première nouvelle de cette série s'appelle "La dent". Elle a plutôt bien fonctionné et deux ans plus tard, je reviens avec la suite. Si vous ne l'avez pas lue, il est encore temps, sinon, bienvenue en enfer.  

Peut-on jouer de malchance quand on se jette sous un métro ? Les autres, je ne sais pas, mais moi oui. La scène : je déambule avec mes ratiches à la main, ces deux chicots qui représentent mon avenir. Mon avenir de pauvre type, d'écrivain raté, de loser sans dent. Ces morceaux d'ivoire pèsent trop lourd, je décide de lâcher l'affaire.

Et laissez-moi vous le dire : le moment où vous rendez votre badge, l'instant où la résolution prend corps, où vous savez, où vous sentez que l'aller sera sans retour, ce moment se révèle un des plus jouissifs qui soient. Toutes vos emmerdes se vaporisent. J'ai honteusement aimé ces quelques minutes, secondes plutôt, de liberté totale. Plus rien n'a d'importance, seul l'abandon triomphe. J'ose le dire, j'ai tutoyé l'ambroisie !

Tout se paye. Et lorsque j'ai sauté, le mode détente a vrillé crispé. Les spécialistes expliquent que si vous attendez suffisamment lors d'une phase suicidaire, si vous laissez passer l'instant, la pulsion kamikaze s'atténue et la vie revient à l'attaque. La vie, c'est à dire les soucis. Ce sont vos préoccupations qui vous rattachent à l'existence, pas vos enfants ou vos amis. Enfin, c'est ce que les spécialistes disent, mais si ce sont les mêmes qui passent à la télé, ils pourraient aussi bien raconter que le suicide aide au développement de la petite enfance.

Reste que si vous réussissez à attendre suffisamment, petit à petit, vous repensez à la sale gueule de l'huissier, à la bar mitzvah du petit dernier, à vos hémorroïdes ou à la vaisselle qui croupit dans l'évier. Dans mon cas, tout a été très vite. J'ai perdu la dent, j'ai paniqué, j'ai tout abandonné et, si j'avais vécu à Montpellier, le temps que je trouve une station de métro, j'aurais changé d'avis ou je serais mort de vieillesse, mais comme j'habite Paris, j'ai profité de mes deux minutes de liberté totale et j'ai sauté. À Rennes, le temps que le métro se pointe, j'aurais pu tergiverser, peser le pour et le contre, mais à Paris, sur la ligne une, j'ai presque dû courir pour être sûr d'être écrasé.

D'ailleurs, j'ai couru. J'ai sprinté pour bien me jeter dès l'entrée du train dans la station. Histoire que le chauffeur ne me voit pas et ne puisse pas freiner. Et donc je fonçais vers le fond de la station comme un dératé, bousculant les gens qui devaient me prendre pour un de ces abrutis prêts à rater son métro pour monter dans le bon wagon. Comme si tous n'allaient pas au même endroit, à la même vitesse. Bref, je cours et au moment de sauter, je trébuche.

Ne me demandez pas comment. Les bandes vidéo prouvent que j'ai glissé tout seul. A priori à cause de la merde qu'il y avait sous mes chaussures. Au lieu de me jeter proprement sous la rame, en perdant l'équilibre, je me suis retrouvé coincé entre la rame et le quai de la station. Plus précisément une de mes jambes est tombée dans l'espace qui les sépare. J'avais bien fait de courir, car comme j'avais réussi mon coup, le chauffeur ne m'avait pas vu et il m'a traîné jusqu'au bout du quai. Sur la vidéo, on aperçoit très nettement qu'à part me faire claquer les couilles par une armée de gremlins armés de tisons brulants, tout me paraitrait préférable à cette chevauchée horrifique. Je me débats furieusement, mais en m'agitant je fais glisser mon bras et je me retrouve bloqué par le bras et la jambe droite. Un peu comme si je faisais du cheval à califourchon sur le trottoir de la station. Même si la vidéo défile en basse qualité, on devine assez bien ma gueule qui nettoie le bitume pendant quatre-vingts mètres. Un des gars de la sécurité, un spécialiste, me fait remarquer tous les endroits où je laisse une dent.

– Regardez-là, on voit très clairement, dans la tache de sang, y a une marque blanche. C'est une dent.

Il a l'air tout content de lui, comme si sa capacité à trouver mes chicots dans mon sang pouvait lui servir dans le monde extérieur. Peut-être qu'il touchera une prime par dent retrouvée.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirWhere stories live. Discover now