La dernière danse

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Dernière nouvelle noire de la saison. Rendez-vous sur valerybonneau.com pour le recueil en mai/juin avec 4 nouvelles inédites et mi août pour la saison 4 !

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Les examens succédèrent aux examens, les diagnostics aux diagnostics. Pas un médecin qui n'ait sa théorie, pas un spécialiste qui ne concocta un traitement particulier, pas un qui n'échoua. Personne ne pouvait toucher Pepino. Avec ou sans gants, personne, ce qui ajoutait de la perplexité à la confusion.

– Écoutez madame, la maladie de votre fils n'a aucun sens, lui avait reproché le professeur Bianchi qui prenait comme une insulte personnelle cette maladie qui empirait à mesure qu'on la traitait.

La médecine céda la place à la religion qui finit par se rendre au mysticisme, mais rien n'y fit. Pire, en vieillissant, les symptômes s'aggravèrent. Toucher Pepino revenait à lui verser de l'acide ou de l'huile chaude. Tout contact, toute pression d'une peau contre la sienne l'agressait, le violentait.

De fait, Pepino avait connu le contact des humains. Une seconde par-ci, par-là. Lorsqu'un petit camarade tentait de le serrer contre lui, qu'un autre enfant, moins bien intentionné le frappait, ou quand un parent distrait le prenait dans ses bras. De zéro à dix ans, ces erreurs de toucher se révélèrent aussi nombreuses que douloureuses, et Pepino s'en souvenait encore comme d'agressions interminables. Il ne pouvait jouir du plaisir du contact tant la douleur, en grandissant, devenait instantanée. On le touchait et il souffrait.

Un jour de désespoir un peu plus marqué, Pepino expliqua à son père et sa mère qu'ils auraient dû l'appeler « Paria ». Mais ses parents s'étaient déjà éloignés de lui. Il existe peu de choses plus frustrantes que de ne pouvoir étreindre son enfant. Une distance s'était installée entre le fils et sa famille. Chaque espoir déçu, chaque cure avortée avait creusé le fossé devenu gouffre. « Puisque je ne peux pas te serrer contre moi, et puisque je ne peux pas supporter de vivre avec ce manque, alors je vais cesser de vouloir te serrer contre moi ». Voilà la logique qui gangrénait l'esprit de ses parents. Sans qu'ils s'en rendent compte bien évidemment. Mais quand Pepino eut quinze ans, il n'était plus qu'un étranger, un apatride dans sa propre famille, dans sa propre maison.

Il se perdit dans les livres. Il avait essayé le cinéma, la télévision, mais la vision de ces corps se touchant, se frôlant, se tripotant l'insupportait. Dans les livres au contraire, il trouvait apaisant, rassurant d'imaginer lui-même les contacts. Et dans les livres, l'impossible n'existait pas. Il devint bibliothécaire, commença à la grande librairie municipale de Milan et y demeura toute sa vie. Toute une vie de livres, sans contact réel avec le monde. Il y avait certes du passage, il remettait des cartes de la bibliothèque, recevait les retours. Il voyait des gens, il leur parlait même à l'occasion, mais à distance.

Il restait un paria. Parfois, il rencontrait une personne qui semblait ne pas prendre sa maladie en considération. Mais il venait toujours un moment où la curiosité l'emportait :

– Ça vient d'où ? Tu as tout essayé ? C'est bizarre quand même.

Et le « C'est bizarre quand même » alertait Pepino. De victime, il devenait complice. Parce que c'est trop étrange pour qu'il n'y ait pas de responsable. Et qui d'autre que lui ? Même chez les humains les plus compréhensifs, son affection érigeait un mur, et le coupait encore un peu plus d'autrui.

Malgré ses tentatives pour s'intégrer, sa situation lui apparaissait comme un renoncement :

– Tu ne te bats pas assez, Pepino, il faut essayer de nouveau.

Alors il retournait chez un médecin, il touchait quelqu'un, il tentait même de faire la cour. Toujours la maladie se rappelait à lui, avec plus de force, plus de venin. De ses dix-huit ans jusqu'à ses soixante-deux ans, Pepino ne cessa jamais d'entrer en contact avec le monde. S'il parut abandonner parfois, s'il laissa passer quelques années, toujours il finissait par se risquer de nouveau.

Nouvelles noires pour se rire du désespoirWhere stories live. Discover now