Un père admirable

50 7 16
                                    

« Bonne fête des Pères, enculé ».

Alex garda le téléphone à la main, songeur.

Premier message de son fils depuis, depuis si longtemps.

Tremblant, il finit par reposer le mobile, qui vibra de nouveau :

« Bonne fête des enculés, papa ».

Premier signe de vie de sa fille depuis des mois.

Les enfants avaient dû se synchroniser pour que leurs textos arrivent à peu près en même temps. Peut-être étaient-ils ensemble en ce moment. Alex aurait donné cher pour savoir si leurs haines s'alimentaient mutuellement ou si elles brûlaient indépendamment l'une de l'autre.

Sa femme qui avait observé son changement d'humeur tenta un prudent :

– Ça va ? Tu as l'air secoué.

Quelle idée de demander « Ça va ? » à quelqu'un qui, de toute évidence, ne va pas. Que pouvait-il lui répondre ?

Mes enfants me confirment qu'ils me haïront jusqu'à la fin de leurs jours mais j'ai mangé une bonne raclette alors ça équilibre ? Ou J'ai passé vingt ans à élever deux inconnus. Ou plus certainement : Si au moins je savais pourquoi, si seulement ils m'expliquaient !

Alex et Emma avaient consacré leur vie à leurs deux enfants : Adrien et Émilie. Vingt ans sans un nuage. Les voisins, les amis les assimilaient à « La famille du bonheur ». Ils paraissaient nager dans la félicité, insensibles aux jalousies, aux aléas de l'existence. Jusqu'à ce jour presque banal : Adrien revenait de la faculté où il s'apprêtait à réussir brillamment ses examens. Émilie préparait son départ pour son stage new-yorkais.

Adrien se planta devant son père : « Ordure ! ». Sans rien ajouter, il monta dans sa chambre, jeta quelques affaires dans une valise, quitta la maison, sans un regard.

Quelques instants plus tard, Émilie imitait son aîné, en complétant l'insulte par un : « Tu me dégoutes ».

Bientôt douze mois qu'il se vivait orphelin d'enfants. Douze mois passés dans la douleur, une douleur sans cesse réanimée par ce sentiment d'injustice. Ni Adrien ni Émilie n'avait répondu à ses coups de fil. Il avait traversé l'atlantique pour discuter avec sa fille qui avait hurlé, en pleine rue, au harcèlement sexuel. Idem pour son fils dans la faculté de Jussieu.

Il se tourna vers sa femme :

– Mais toi, ils te parlent encore, ils ont bien dû te dire quelque chose ?

– Tu sais très bien qu'ils ne t'évoquent jamais et si je joue à l'enquêtrice, ils partent ou raccrochent.

Inconcevable. Si au moins j'étais pédophile, se prenait-il à regretter parfois, au moins je saurais.

Le téléphone vibra de nouveau. Heureusement qu'il n'avait que deux enfants sinon les messages d'insultes auraient défilé toute la journée.

« J'espère que c'est ta dernière fête des Pères, salaud ».

Et maintenant, son fils souhaitait sa mort. Sa mort. Et lui ignorait toujours pourquoi.

Ce n'était pas faute d'avoir analysé toute sa vie. Il avait tout repris, investiguant les moindres recoins de leur existence commune, fouillant leur chambre, les albums photo, tout, traquant les faits les plus anodins. Toutes les pièces du puzzle formaient, invraisemblablement, une famille parfaite.

Vingt ans de bonheur vaporisés. Il aurait pu survivre à cette disparition. Il n'aurait pas été le premier dont le monde volait en éclat, mais ne pas savoir le rendait fou. Il comprenait encore moins la conduite de sa femme. Elle avait semblé tout accepter trop simplement. Petit à petit, Alex en était venu à la soupçonner. Mais de quoi ? Qu'avait-elle pu leur dire pour que ses enfants, d'un trait, sans aucun recul ou regard en arrière, rompent les ponts aussi nettement ? Cela n'avait aucun sens. La seule explication qui pouvait justifier un pareil comportement était le viol ou le meurtre. Si ses enfants pensaient qu'il avait pu violer leur mère ou tuer quelqu'un peut-être, alors oui. Mais dans ce cas pourquoi ne pas le dénoncer ou l'accuser ?

Nouvelles noires pour se rire du désespoirWhere stories live. Discover now