(Ange)
Je me détournais d'elle et me focalisais sur le paysage de plus en plus sombre. La lune disparaissait derrière des nuages, laissant entrevoir, par moment, des petits fragments lumineux comme des pièces de puzzle.
— Vu ton âge, tu n'étais même pas née quand Andor a été détruite ?
— Non, confirma Legadriedia.
— Que sais-tu de l'histoire de Gundor ? lui demandais-je, en croisant les mains derrière mon dos.
— Gundor ? hoqueta-t-elle. Le Gundor ? Le Prince des Ombres ?
— Connais-tu d'autre Gundor ? m'enquéris-je, en me retournant à demi vers elle.
Son joli visage de porcelaine avait perdu sa détermination et ses belles couleurs.
— Comment peux-tu avoir peur de ce qui est mort ? ricanais-je, avec mépris.
— Il est mort, oui. Mais il reste la mémoire, les souvenirs de ce qu'il a accompli, murmura Legadriedia, qui semblait plonger dans une époque lointaine.
— Justement. Que sais-tu sur lui ?
— Il a voulu mettre à genoux l'Entre-Monde. Il aspirait à décimer Anthalia.
— Chaque année, commençais-je. Des représentants d'Undĕwial venaient dans les Royaumes, trouver des jeunes magiciens et sorciers. Ils leur faisaient passer différents tests prouvant leur capacité surnaturelle. Gundor ne pouvait contrôler que la terre. Undĕwial ne s'intéressa pas à lui, le considérant comme trop faible. Mais Gundor dominait très bien les éléments. Il était un petit garçon, mais savait déjà ce que représentait la magie en Entre-Monde. La puissance et la liberté réunies.
« Dès qu'il le pouvait, il étudiait les quatre Maîtresses, la magie blanche, rouge, verte, bleue... Même la sorcellerie n'avait plus de secrets pour lui. Il avait réussi a créer une nouvelle magie bien plus terrible que les autres. Il ne toucha qu'une fois à la magie noire dont il prit peur et se promit de ne plus s'en resservir.
« Il vivait au Royaume de Rovya, dans un petit village. Il travaillait sérieusement et tout le monde l'appréciait beaucoup pour son côté très miséricordieux et compréhensif. Il devint même le chef de ce village. Mais tout changea, quand les habitants découvrirent son vrai visage.
« Gundor tua, de ses propres mains, toutes les personnes âgées, n'épargnant ni hommes ni femmes. Il conçut son armée, constituée de très jeunes garçons. Il en kidnappa d'autres pour augmenter le nombre de ses soldats. Puis, il prit le contrôle des esprits de sa légion.
« Petit à petit, il attaqua les villages voisins, jusqu'à décimer tout le Royaume de Rovya. Undĕwial décida, enfin, d'arrêter ce massacre, en brisant la magie de Gundor, sur les pauvres humains, dont il avait pris possession.
« Il fut transféré à la Tour d'Hellenos, à l'époque, l'une des plus grandes prisons d'Entre-Monde. Il y resta une vingtaine d'années, sans parler de ce qu'il avait commis. Il obéissait à ses geôliers et œuvrait dans les diverses taches qui lui étaient assignées. Pas une seule fois il se rebella ou refusa un travail. Il obtempérait, sans poser de questions. Un matin, un gardien ouvrit la cellule de Gundor. Mais la pièce était vide.
« Les cloches d'Hellenos se mirent à sonner. La Contrée des Vampires, Kyrienia, répondit à leur appel, suivi de Cyrildis, et de Bevahoen. Seul Andor ne réagit pas. Gundor tenait d'une main ferme, la chaîne montagneuse des Nains, grâce à des créatures qu'il avait créée dans les souterrains d'Hellenos : les karals. Des bêtes hideuses et énormes, couvertes de poils, aux têtes surmontées d'une paire de cornes aiguisées.
« Six jours. Pendant six jours, les Royaumes d'Entre-Monde ont livré bataille ensemble, pour la première fois, afin de libérer Andor de Gundor et de ses karals. Tant de monde est mort. Même la magie d'Undĕwial ne surpassait pas Gundor. Les karals, au bout du troisième jour, se sont mis à jeter les nains du haut des montagnes.
« C'est à l'aube du quatrième que la Contrée d'Anthalia est venue à la rescousse. Mais possédant peu de pratique dans le combat, c'est eux qui perdirent le plus de vie dans cette guerre. C'est grâce à un vampire, un elfe et un humain que tout a changé.
« Ils ont réussi à pénétrer dans Andor en se faisant passer pour des karals. Ils avaient vidé les corps et ils sont rentrés à l'intérieur, comme dans un costume. Personne ne sait qui ils étaient. Des gens sans famille qui se sont risqués dans une idée folle. Ils ont donné leur vie pour sauver Entre-Monde.
« Le vent a fini par tourner en faveur des Royaumes. Ils étaient en train de gagner. Gundor l'a senti. Mais il n'a pas voulu d'une fin aussi peu triomphante pour lui. Un nuage violet et vert a commencé à s'élever des tours d'Andor, construites à même les rochers. Un bruit effroyable a résonné dans toutes les montagnes. Andor a explosé sur les légions d'Entre-Monde.
« Encore aujourd'hui, les Royaumes ne se sont toujours pas relevés entièrement. Ils n'ont jamais retrouvé leur prospérité d'antan. Gundor aurait pu gagner cette guerre, mais il ne possédait pas l'Arme. L'Arme ultime. Gundor avait la magie, la ruse, la force, le nombre, mais un petit groupe, plus ingénieux que lui, réussi à le faire tomber. »
Je me retournais vers Legadriedia, qui attendait la suite, les yeux rivés sur l'herbe, qui devenait argentée par la rosée.
— Mais moi, je détiens une arme qu'il ne possédait pas à l'époque. J'ai analysé et étudié Entre-Monde. Je n'ai pas eu besoin de la bibliothèque d'Undĕwial. Gundor, lui, a opéré sans vraiment préparer de plans. Mais n'est-ce pas l'aptitude qu'adoptent tous les hommes ? Ils agissent, et ne réfléchissent qu'après leurs actes. Voilà l'erreur du Prince des Ombres. Il a eu le temps de dresser son projet, mais dès qu'Andor lui a appartenu, il a oublié que même s'il avait gagné, se battre pour garder ce que l'on a reste primordial, car une seule personne suffit à tout faire tomber. Mais cela ne se produira pas avec moi. Je suis Lady Drana. Je suis une femme. Tout est prévu. Mon emprise sur Entre-Monde s'insinuera doucement, mais sûrement. La vitesse atteste des choses à demi réalisée. De plus, Gundor s'est cru invincible. Alors que moi, je suis une vampire. Une immortelle. Personne ne peut me tuer.
— Oui... Enfin... Votre cœur reste un organe fragile et facile à arracher. Si cela devait arriver, vous deviendrez un souvenir lointain, oublié aisément. Et au revoir Lady Drana, railla Legadriedia.
Je me demandais bien quand elle allait me manquer de respect. Je me jetais sur elle et lui déchirait un morceau de son épaule. Elle hurla de douleur et je dus plaquer ma main sur sa bouche pour la faire taire.
— Ne t'inquiète pas. Les vampires peuvent choisir d'injecter leur venin. Je t'ai juste goûtée. Prendre mon cœur te semble-t-il aisé, maintenant ? lui chuchotais-je à l'oreille.
Legadriedia souffrait. Du sang violet-rose coulait de la plaie. Je reculais et arrachais un lambeau de ma cape. J'enroulais l'épaule dans le tissu et serrais fort, afin que le saignement cesse. Mes yeux exprimant le regret s'efforçaient de lui faire comprendre que mon acte reflétait son irrespect envers moi.
— Tu as un goût de crevette. C'est mon crustacé préféré, déclarais-je, en tentant un compliment.
La Princesse n'osait même plus me fixer. Je soupirais, et l'amenais contre moi. Sa tête reposait contre la mienne. Ce rapprochement soudain m'écœura, mais mon jeu devait continuer.
— Regarde, Legadriedia. Imagine qu'à nos pieds, s'étendent toutes les Contrées d'Entre-Monde. Ils saluent et acclament leurs héroïnes. Sûrement que des désaccords surviendront, mais on les tuera. Toi et moi. Ensemble. Les sirènes ne seront plus considérées comme un Royaume faible.
Je me retournais vers elle et posais mon front contre le sien.
— Le monde nous appartiendra.
Je sentis une main effleurer ma taille. Décidément, les sentiments qu'elle me portait étaient plus forts que sa peur. Je reculais au plus vite et l'abandonnais dans sa frustration et son objectif de m'atteindre.
— Et la Secte Sanglante ? déclara-t-elle, d'une petite voix qui ne lui ressemblait pas.
Pour le coup, sa question me surprit.
— Pourquoi me parles-tu de la Secte Sanglante ? demandais-je, en grimaçant.
— Ils sont là, répondit-elle, en relevant la tête pour me regarder. Les Contrées de Cyrildis et d'Anthalia en ont vu. Leurs fleurs peintes sur les joues ne peuvent qu'en attester.
— Ce sont des daturas. Des plantes très toxiques. De quelle couleur sont leurs tatouages ?
— Violet et orange.
— Ce ne sont que des adorateurs du culte. Si la Secte revenait vraiment à la vie, Undĕwial aurait déjà déterminé des mesures afin d'éliminer toutes tentatives de rappeler leurs souvenirs sinistres.
Mais je devrais me méfier de ces fanatiques ou peut-être m'en servir. Cela mériterait d'être étudié plus profondément.
— Tu ne sais pas grand-chose du passé ? Et même le présent te semble flou. Ta jeunesse me paraît trop fraîche pour les projets que j'aimerais réaliser avec toi, affirmais-je, faussement déçue.
— Non ! vociféra-t-elle.
J'opinais de la tête, satisfaite de sa réponse qui avait fusé, sans qu'elle réfléchisse. Je pouvais lui faire pleinement confiance, car elle voulait me prouver sa valeur, tout en ayant peur de moi. Un délicieux mélange qui pouvait conduire à une alliance inébranlable.
— Je pars en mission, déclarais-je, en lâchant un sourire bienveillant.
Elle ne posa aucune question et soutint mon regard.
— Tu as compris comment ça fonctionnait. Maintenant, tu sais mon passé, et ce que je désire. Évidemment, tout cela doit rester entre nous. Sinon... Je mangerais de la crevette, gloussais-je.
— Oui, Lady Drana.
— Les sirènes doivent apprendre à combattre sur la terre, même si c'est douloureux. Quand j'aurai gagné, une récompense comme tu ne peux l'imaginer, t'attendras.
Je commençais à descendre la colline, quand j'entendis quelque chose tomber. Je me retournais. Legadriedia avait posé un genou à terre. Je ne pus cacher mon sourire de triomphe.
— Lady Drana. Moi, Legadriedia, Princesse du Royaume des Sirènes, jure sur Undĕwial, Entre-Monde et les dieux que Corailla combattra pour vous. Si je manque à ma promesse que vous soyez seul maître à choisir ma sentence.
Legadriedia releva la tête pour me regarder.
— Je vous garantis, Lady Drana, que votre vengeance sera assouvie.
— Je n'en doute pas. Et... j'y veillerais, grondais-je.
Legadriedia se redressa, et sortit un petit poignard d'une de ses bottes, qu'elle leva vers le ciel.
— Je prête allégeance à la Reine d'Entre-Monde.