Rowan regarda les deux personnes avant de mettre sa tête entre ses mains.
— Nous sommes tombés sur un homme, seul, en direction d'Andor. Il portait sur lui une missive quelque peu... Odorante, déclara l'individu en balançant un objet rond sur la table.
Il ne roula pas. Il s'arrêta comme si un liquide le collait sur la surface en bois. Rowan enleva le tissu qui le masquait et découvrit un globe oculaire avec la pupille crevée. Le nain regarda son interlocuteur complètement effaré.
— Une missive ? C'est un œil humain.
— Œil humain retiré sur un homme vivant.
De l'humeur aqueuse entourait cet organe comme de la bave. Le vieillard s'en empara et sortit un papier roulé dans l'orifice percé. Rowan avança sa main.
— C'est du Sileryen, ajouta le vieil homme.
Le geste du nain s'arrêta à quelques centimètres de l'objet circulaire, puis, se ravisa.
— Une promesse de paiement, reprit-il.
— Pour quoi ?
— Votre cœur, lâcha la femme.
La stupeur saisit le visage de Rowan. Ni la colère ni la peur ne passa dans ses yeux.
— Ils vous veulent en tant qu'esclaves, cracha-t-elle, tout en balançant légèrement ses pieds de droite à gauche, au-dessus du sol.
— Ou quelqu'un aspire à votre mort, lente, de préférence. Rowan, vous ne pouvez attendre plus longtemps. Revenez au pied d'Andor, ordonna Githrandiar.
— Les nains sont les artistes d'Entre-Monde, répliqua la femme.
— Sans Andor, Entre-Monde n'est déjà plus la même. Ce n'est plus qu'un lointain souvenir de sa prospérité passée. Savez-vous que les jeunes ne croient même pas que les leurs aient logé dans un château, construit dans une montagne spectaculaire ? asséna le magicien.
Une rancœur perla dans les pupilles noirs du nain.
— Au début, vous avez tout donné pour que les vôtres vivent en paix, mais ils avaient déjà trouvé le bonheur. À la fin, votre cœur a laissé tomber cette tâche. Le peu qui a survécu de cette époque est considéré comme malade pour les plus jeunes, car ils racontent des histoires sur le Royaume des Nains qui semblent, aujourd'hui, insensé pour un grand nombre d'entre eux. Vous-même, vous commencez à être jugé comme un vieux nain poussiéreux. Souvenez-vous des rivières d'argent et d'or, qui coulaient si proche l'une de l'autre, qu'elles paraissaient se toucher. Rappelez-vous les divers sons qui animaient Andor, comme une danse éternelle. Des salles, aussi hautes que la montagne, aux livres rangés au millimètre près qui respiraient l'érudition inépuisable. De ces portes, dont une minorité pouvait ouvrir pour y contempler le contenu. Tous ont oublié les artistes d'Andor, partout, les Gardiens d'Entre-Monde. Comme les Elfes sont les Visionnaires, les Humains, l'Espoir et les Vampires, les Immortels. Chaque Royaume détient une fonction particulière. Notre différence nous unit, du moment que chacun joue leur rôle dans ce monde. Les Contrées se trouvent sur une fine plaque de glace et vous êtes le premier à avoir jeté la pierre. Le fragile équilibre d'Entre-Monde cède, car vous n'avez pas su reprendre la place qui lui appartient. Un simple coup de vent et Entre-Monde tombent. Un Royaume a chuté et l'avalanche s'est déclenché et a emmené tout sur son passage. Elfes, Nains, Humains, Vampires, c'est vous qui défendez cette paix. Mais aujourd'hui, les Gardiens ont quitté Undĕwial et une guerre, contre des adversaires qui sont inconnus, va se déclarer. Le désespoir et la honte vous ont rongé et vous ont fermé à tous sentiments. La seule quête que votre cœur recherche, c'est...
Un coup sous la table la fit trembler. Le nain comprit qu'il venait de la femme, mais ne vit pas pourquoi elle voulait cacher la vérité.
— C'est retrouver vos ancêtres qui régneront sur un nouvel Andor, termina l'homme en regardant d'un œil fulminant la silhouette noire, toute menue.
— Vous devez reprendre la main sur Andor. Oubliez le passé, qui a était dur à vivre. Vous devez, avant tout, chercher le bien-être des vôtres et leur donner la vie qu'ils réclament. C'est votre rôle. Votre devoir envers les nains, et à l'égard d'Entre-Monde, insista la femme.
— Des choses à Andor nécessitent d'être récupéré. Vous aviez tous les secrets d'Entre-Monde. Ceux qui ont échappé à la destruction ne doivent pas tomber entre de mauvaises mains, continua l'homme.
— Notamment Dùralas, compléta la compagne de table mystérieuse.
— L'épée des Nains ? tressaillit Rowan.
— Grâce à elle, vous réunirez les vôtres, car ils se rendront compte, juste à sa vue, que leur peuple détenait vraiment un Royaume, et un rôle d'une extrême importance en Entre-Monde. Ils pourront continuer à jouir de leur liberté, mais ils doivent comprendre que la paix doit se forger avec les autres Entre-Mondiens.
— Au cas où vous auriez négligé ce détail, l'épée a disparu en même temps qu'Andor. Elle est quelque part, avec la Secte Sanglante, et sans doute Fraröth, rétorqua le nain, qui avait monté le ton sur ce nom.
Le groupe d'hommes, qui avait tenté d'encercler Rowan lors de son arrivée dans l'auberge, laissa tomber, soudainement, leurs armes au sol. Ils essayèrent de les ramasser, mais quand leurs doigts touchèrent les gardes, ils reculèrent comme si elles les avaient brûlés. Leurs mains étaient rouges et certains soufflaient dessus. Ils regardèrent la table, où les trois compagnons s'y trouvaient, avant de partir, désemparés face à leur échec cuisant.
— Écoutez Rowan, je suis Githrandiar. Githrandiar le Magicien Sans-Visage. Et si je vous aidais à reprendre ce qui vous appartient ?
Le nain se mit à sourire d'un air orgueilleux.
— Je me disais bien que vous n'étiez pas qu'un pauvre homme. Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas vu. Je vous pensais mort, depuis toutes ces années.
Un rire léger, qui avait tenté d'être étouffé, fit irruption dans la conversation.
— Je me suis toujours demandé à quoi vous ressemblez vraiment. Chaque Royaume vous reconnaît différemment, mais est-ce que quelqu'un connaît votre véritable physique ? Comment pouvez-vous détenir plusieurs visages ? voulut savoir Rowan, les yeux reflétant une curiosité d'enfant.
— Toute personne doit garder le mystère qui l'entoure, afin que le charme reste entier, déclara Githrandiar en examinant attentivement le nain.
Rowan hocha la tête en esquissant un faible sourire, déçu.
— Merci d'avoir empêché ces assassins de m'attaquer. S'ils ne pouvaient plus toucher leurs armes, c'est grâce à votre magie ?
— C'est exact, répondit avec douceur Githrandiar.
Une légère onde de reconnaissance traversa la table.
— Imaginons, commença Rowan. Nous allons à Andor. Mais, comment retrouvons-nous Dùralas ? Vous êtes un magicien, mais faire apparaître des pelles et des pioches ne nous aidera pas.
— Andor n'a pas que..., argumenta Githrandiar, qui fut coupé par le nain.
— Dùralas, réside aux sphères de l'univers, engloutis sous des amoncellements de corps, de roches et j'en passe. Sans doute, aussi, celui d'un dragon à la langue de feu. Et qui dit que la Secte Sanglante ne continue pas de cheminer sur Andor ? Ils sont tellement fourbes et imprévisibles. Si nous y allons, qu'allons, nous trouver ? Et si nous découvrons que la Secte s'est terrée dans une grotte ou dans je ne sais quel lieu, et qu'ils ont en leur compagnie des karals, et toujours Fraröth ? On recule alors comme des couards, ou l'on se fait tuer comme des mouches ? L'un ou l'autre, seule la mort nous attendra. Votre plan d'espoir ne vaut rien dans la vraie vie.
— Qui vous dit que Fraröth a fraternisé avec la Secte ? riposta Githrandiar. Depuis quand un dragon a besoin d'aide pour prendre possession d'un trésor ? C'est vous qui avez inventé cette histoire. Rien ne prouve qu'une alliance a vu le jour. Ces créatures ailées et enflammées demeurent en solitaires. Nous ne sommes que des mouches pour eux, sans aucune importance. Et puis, Fraröth n'est qu'un serpent et non un vampire. Il peut mourir de vieillesse. Quand il est arrivé en Entre-Monde, selon nos études, il avait déjà bien vécu. Je crois qu'il ne reste qu'une cuirasse de pierre. Aucun être ne peut survivre à l'effondrement d'une chaîne montagneuse, décréta le magicien.
— Et pour la Secte Sanglante ? Quelle explication allez-vous me sortir de sous votre barbe ? railla Rowan.
— La Secte est bien connue pour ne jamais demeurer au même endroit, répondit la femme, à l'étonnement du nain. En quelques heures, elle peut se trouver à l'autre bout d'Entre-Monde. Et elle est partout à la fois, sans y être. Les Rouges, les assassins et les différentes factions, pourraient résider à Andor quand nous y arriverons, comme ils peuvent être à l'opposé. Ils sont malsains, perfides, et la surprise a toujours été leur petit jeu préféré. Mais, dans tous les cas, personne ne s'est installé aux alentours de l'ancienne chaîne montagneuse ni a essayé d'y creuser.
— Comment le savez-vous ? s'alarma Rowan, pris de forts doutes sur l'identité de cette mystérieuse créature.
— Undĕwial a engagé des personnes pour traquer les Rouges. Et ils vont souvent surveiller dans les lieux inhospitaliers, comme Andor l'est devenue. La Secte s'établit toujours sur des terres où aucun être vivant ne réside. Même si, en ce moment, Bevahoen alimente beaucoup de Rouges, sans y prendre garde. Les Vampires commencent à avoir le même problème depuis peu, commenta la femme.
— Vous êtes d'Undĕwial ? questionna Rowan en la toisant durement.
Githrandiar avala, une nouvelle fois, une gorgée de whisky de travers.
— Certainement pas, s'exclama-t-elle. Si la Secte a pris possession d'Andor et qu'elle a détruit le Royaume des Nains, les Rouges ne séjournent pas au même endroit. Ils peuvent y revenir, mais cela reste rare.
— Fraröth est mort et la Secte n'est plus qu'un vieux souvenir..., trancha Githrandiar.
— J'ai souvent lu dans les contes pour enfants que, quand, un personnage dit ça, c'est le contraire qui arrive.
— La ferme ! claqua Githrandiar.
Un silence, pesant, prit possession de la table.
— À tout problème existe une solution. C'est pour ça qu'en cette mission, la carte de l'effet de surprise sera notre atout, reprit la femme.
Sa voix resta enjouée, et moqueuse, malgré l'ordre sec qu'elle venait de recevoir. Cette femme, en plus de savoir beaucoup de choses, avait aussi un caractère bien trempé.
— Et si la plus petite créature d'Entre-Monde pouvait vous aider à reconquérir votre dû ? Et si, les plus grands ennemis des Royaumes vous permettez de gagner ? suggéra-t-elle.
Rowan éclata de rire.
— J'aimerais bien voir ça, rétorqua-t-il en souriant.
Mais le visage sérieux de Githrandiar fit arquer un sourcil au nain. L'incompréhension se reflétait dans son regard.
— Je vous aiderai à reprendre Andor et..., cette idiote, à côté de moi, nous accompagnera aussi, malheureusement.
La femme gronda comme un félin. Rowan crut voir deux yeux rouges dans le noir du bonnet.
— Je me perds dans vos dires Githrandiar, déclara le nain sceptique.
— Une autre personne, en plus d'elle, nous rejoindra, révéla-t-il en montrant la femme avec sa tête. Méconnue de tous. Et, l'individu en question, je l'ai déjà.
Sur cette phrase, Githrandiar se leva, se détourna de la table et entreprit le chemin difficile pour sortir de ce lieu assourdissant, imité par l'inconnue.
— Attendez ! Je n'ai pas accepté d'y participer. C'est complètement infaisable, contesta, avec force, Rowan.
— Peut-être, mais je sais qu'au moment venu, vous répondrez une nouvelle fois à notre appel et vous nous suivrez jusqu'aux limites du monde, réagit, avec assurance, la femme.
Rowan arriva, juste à temps, à la porte avant qu'elle ne passe de l'autre côté. Il l'arrêta en prenant son poignet. La main du nain l'entourait largement, sans difficulté.