Chapitre corrigé !
J'étais allongée sur mon matelas de paille et je fixais le plafond noir de ma chambre sans vraiment le voir. Toute la ville était censée être endormie, mais le sommeil me fuyait. Je n'arrêtais pas de penser à ce jarg qui attaquait nos paysans et tuait nos enfants depuis déjà plusieurs cycles. Nous l'avions traqué à de nombreuses reprises, organisé des battues pour le coincer, posé des pièges pour le capturer, mais il était malin et se réfugiait toujours dans l'Aurore. Or, tout le monde savait que c'est une zone prohibée.
Cet endroit était une large frontière entre les Terres de Lumière et les Terres Sombres. C'était le seul lieu où un Kyrl et un Larg, pouvaient se rencontrer. Et c'était précisément pour cette raison qu'il était formellement interdit de s'y rendre.
Les Kyrl nous appelaient communément les « Ténébreux ». Nos deux civilisations se vouaient une haine viscérale depuis des temps immémoriaux et nous avions tous oublié pourquoi. Tout ce que je savais, c'est que nous étions aussi entêtés l'un que l'autre, et qu'aucun des deux belligérants ne s'abaisserait à envoyer un rameau d'olivier.
De toute façon, nous ne pouvions plus les croiser depuis qu'on nous avait interdit l'accès de l'Aurore.
Je finis par pousser un juron et me levai en rejetant les couvertures. Je m'habillai rapidement, saisis mon arc et mon carquois. Je glissai mon poignard de chasse dans ma ceinture et enfilai mes bottes dans lesquelles je dissimulais des coutelas.
Je sortis de la vaste pièce et m'aventurai dans le couloir sans faire le moindre bruit. Pourtant, alors que je passais devant la chambre à demi ouverte de mon frère jumeau, j'entendis sa voix s'élever dans l'obscurité.
— Tu sais que c'est une mauvaise idée, n'est-ce pas ?
Je souris, le genre d'expression que j'arborais rarement et que seul Tenuka pouvait m'arracher.
— Je sais surtout que je n'arriverai de toute façon pas à dormir et qu'il vaut mieux que je m'affaire, au lieu de laisser l'oisiveté me tuer. Bon, tu vas te lever et m'accompagner ou je vais être obligée de te supplier ?
Il s'esclaffa, saisit ses armes et me rejoint. Il était déjà habillé, le scélérat.
Tenuka me ressemblait énormément, physiquement. Il avait les cheveux d'un noir de jais, des yeux tout aussi sombres et était d'une haute stature. Il était finement musclé et beaucoup de jeunes nobles lui tournaient autour en papillonnant des paupières, ce qui avait le don de m'horripiler.
Moi, personne ne me courtisait. Pas parce que j'étais laide, du moins je l'espérais, mais j'avais ouï dire que je n'étais pas très avenante. En un mot, je faisais peur. Je ne souriais jamais, et lançais très régulièrement des coups d'œil meurtriers à ceux qui m'approchaient de trop près. J'avais la réputation de ne parler que si l'on m'y contraignait.
Tout le contraire de Tenuka, en somme, qui était la gentillesse et la douceur incarnée. Ces qualités étaient considérées comme une preuve de faiblesse, parmi les miens. Moi, je savais au contraire que sa maîtrise de soi et sa bonne humeur étaient la plus grande des forces et je l'enviais d'être différent. Je ressemblais trop au reste de mon peuple, en légèrement plus hostile.
Nous atteignîmes le rez-de-chaussée et quittèrent notre demeure sans attirer la moindre attention. Nous étions des ombres parmi les ombres et personne n'aurait pu nous identifier, malgré l'excellente visions nocturne des Largs. Tenuka et moi étions les meilleurs chasseurs de l'empire et nous étions respectés pour cela, même si nous étions issus d'un rang social inférieur. Sortir de chez nous sans nous faire repérer n'était qu'une formalité.
— Tu peux me dire comment tu comptes trouver et tuer cette bête alors que personne n'a jamais réussi l'un ou l'autre jusque-là ? me questionna Tenuka avec je dois dire, une certaine dose de sarcasme.
Je n'esquissai pas le moindre geste pour le faire taire. Ses paroles coulaient sur moi comme de l'eau. J'étais la meilleure chasseresse des Terres Sombres. Ce monstre ne m'échapperait pas. Cette nuit, ce serait lui ou moi.
— Nul besoin de la traquer. C'est elle qui nous trouvera. C'est dans l'Aurore qu'elle se cache, alors nous allons là-bas.
Tenuka se figea.
— Tu plaisantes j'espère ? Tu sais très bien que nous n'avons pas le droit de nous y rendre. C'est la peine de mort qui nous attend si l'on découvre qu'on s'y est aventurés.
— Tu te dégonfles ? le tançai-je, une main sur la hanche. Parce que moi pas. Tu n'as qu'à retourner à la chaumière si tu crains tant de te faire pincer.
Tenuka soupira et m'emboîta le pas.
— Je sens que je vais le regretter, marmonna-t-il.
Nous passâmes entre les bicoques des bas quartiers et je pivotai pour apercevoir le château noir de Lancast, luisant dans le lointain. C'était une construction toute en pointes et en tours, hérissées comme si elles cherchaient à repousser le ciel. Dans ce palais des ténèbres vivait la famille impériale, dont le prince Rind. La quasi-totalité de la gent féminine Larg avait un jour ou l'autre été amoureuse de lui, moi y compris. Mais ce béguin s'était évanoui depuis longtemps. Pourtant, depuis quelques semaines, lorsque Tenuka et moi étions invités au château pour présenter nos trophées de chasse, Rind me couvait d'un regard qui ne me plaisait pas du tout.
Je finis par congédier sa royale personne de mes pensées et réfléchis plutôt à ma stratégie. Le jarg était peu vulnérable, pour ne pas dire invincible. Son unique point faible se trouvait sous sa carapace. Il y avait là une zone plus tendre qui ne résisterait pas au tranchant d'une lame. Encore fallait-il l'atteindre... Mais je ne me faisais pas de soucis. Je viendrais forcément à bout de cette ignominie.
Tenuka me sortit soudainement de mes réflexions stratégiques.
— Tu as pensé au fait que nous allions peut-être croiser des... des Lumineux ?
Mon cœur se mit à battre rageusement contre ma cage thoracique. Je haïssais si violemment ces individus que si nous en rencontrions un, je ne pourrais certainement pas me contrôler. Un groupe d'exilés Kyrl vivants dans l'Aurore avait un jour tué notre père et notre mère. Ils s'étaient simplement rendus là-bas pour ramener de quoi manger à leurs enfants. Ils s'étaient retrouvés nez à nez avec ces Kyrl, qui n'avaient eu aucune pitié pour eux. Nos parents n'auraient pas dû errer dans l'Aurore, même pour une cause aussi noble que de chercher à nourrir leur famille. Et malgré le fait qu'ils aient désobéi, le roi Heing n'avait pas accepté que deux de ses sujets soient assassinés ainsi. Il avait envoyé une troupe de guerriers traquer les hors-la-loi et les avait éliminés méthodiquement jusqu'à ce qu'il n'en reste plus un seul. J'aurais volontiers participé à la battue, si je n'avais pas été une fillette. Mais aujourd'hui, je n'avais plus aucune raison de me retenir. Tous les Lumineux étaient faits de la même étoffe. Il valait mieux pour eux qu'ils ne se trouvent pas sur mon chemin.
— Non, je n'y avais pas pensé, je rétorquai sourdement. Mais sois sûr que cette perspective me réjouit. Je rêve de venger père et mère depuis bien trop longtemps.
— C'est bien ce qui m'inquiète.
Nous traversâmes la forêt qui entourait notre village en silence et toujours sur nos gardes. Le jarg n'était peut-être pas dans l'Aurore à ce moment même et il aurait pu rôder à la recherche de chair fraîche. Je me mis à frissonner d'excitation. Il me tardait infiniment de le rencontrer. Me battre avec une telle bête serait le plus grand des honneurs.
Au fur et à mesure que nous nous approchions de la limite de notre territoire, je sentais mon corps se tendre, mes nerfs tressauter sous ma peau. Je ne haïssais pas les Lumineux pour une seule raison. Je les détestais aussi parce qu'à cause d'eux, l'Aurore nous était interdite et que nous n'avions pas la possibilité de voir la lumière du jour. J'aimais l'obscurité ; je me complaisais dans les ténèbres. Mais j'avais parfois des envies d'ailleurs, des besoins de couleurs. Or, je devais me contenter de nos deux lunes, alors que l'Aurore nous fournissait tout juste assez de luminosité pour que ce ne soit pas irritable pour nos cornées sensibles.
J'espérais de plus en plus me trouver en face d'un Kyrl, que je puisse passer mes nerfs sur lui.
Nous arrivâmes finalement aux pieds de la barrière rocheuse qui nous séparait de l'Aurore. Alors que de notre côté tout n'était que ténèbres, je pus apercevoir au sommet de l'immense falaise une lueur rosée.
Tenuka se posta à côté de moi, les bras croisés sur son torse musclé.
— Et maintenant ?
Je me contentai de lui adresser un sourire féroce. Il grimaça.
— Je déteste quand tu fais ça. C'est vraiment flippant.
— Tu te souviens du Passage ?
— Celui que les ancêtres de nos ancêtres ont bouché ? Ce Passage-là ?
— Parce que tu en connais beaucoup d'autres ? aboyai-je, irritée. En poursuivant le jarg, il y a une semaine, j'ai compris comment il arrivait à sortir de l'Aurore et à s'introduire dans les Terres Sombres. Il a creusé un trou dans l'éboulis qui bloque le Passage. Comble de la chance, la galerie est assez grande pour que nous puissions nous y engager.
Je me remis en marche. Tenuka m'emboîta le pas, de plus en plus stupéfait.
— Comment cela se fait-il que personne ne l'ait découvert ? Tout le monde pensait que le jarg gravissait la Haute Falaise !
— Tu connais une meilleure traqueuse que ta sœur ? l'ai-je interrogé d'un air taquin.
— Non, mais...
— Alors tu as ta réponse. La galerie qu'il a créée n'est pas visible pour tous. Il faut vraiment la chercher pour tomber dessus. Maintenant, arrête de poser des questions et suis-moi. C'est là que ça devient intéressant.