Bruxelles, un samedi d'octobre.
Amedeo, 32 ans.
Je m'appelle Amedeo. Je suis la statue vivante qui amuse les touristes à une rue de la grand-place de Bruxelles. Je m'installe vers dix heures. Je grimpe sur un tabouret et je prends la pose. J'ai déjà reçu des pièces en euros de presque tous les pays possibles, même le Vatican. Il ne manque que des euros de Monaco. La première chose que je fais quand je descends de mon piédestal, juste après m'être étiré c'est examiner les pièces de deux euros. Si c'est une pièce commémorative, je sais que je peux la vendre plus que deux euros rue du Midi. Sinon, et bien j'ai deux euros pour acheter quelque chose à manger au Lidl de la rue Van Artevelde.
J'habite dans un squat «quelque part dans le pentagone». Je ne veux pas en dire plus parce que je veux y rester. Je fais la statue cinq ou six heures. Je mets de côté de quoi me payer un billet pour Barcelone. Il paraît que les statues vivantes y gagnent mieux leur vie que partout en Europe. Je me dis que la misère est moins pénible au soleil. J'ai acheté un livre d'espagnol chez Pêle-Mêle. Je tends l'oreille quand des touristes hispanophones passent devant moi. Je commence à reconnaître des mots, à comprendre des bouts de phrase.
Quand je ne fais pas la statue, je fais de la peinture. Je montre mes toiles à des galeries. Ils aiment, mais pas au point de m'exposer. J'en ai déjà vendu trois. J'ai donc fait mieux que Van Gogh de son vivant.
Je suis installé au carrefour formé par la rue de l'Amigo, la rue des Pierres, la rue de la tête d'Or et la rue du Marché au Charbon. Je suis au coin de la rue des pierres et de la rue de la Tête d'or. D'où je suis, j'aperçois au loin le commissariat de police. Je me dis que je suis plus en sécurité là.
Jade-Fleur, 29 ans
Je suis la meilleure amie de Coraline. On a usé nos culottes en coton sur les bancs de la même école pendant six ans. Ce midi, nous avons bu un café chez Peck 47. Elle pense que Bruno s'éloigne de lui et qu'un enfant renforcerait leur relation. Je lui ai conseillé de prétendre avoir un peu de retard menstruel, même si ce n'est pas vrai pour voir comment réagit Bruno à la possibilité d'un enfant dans son futur. J'ignore si elle a suivi mon conseil. Nous avons enchaîné sur nos séries préférées du moment.
Jacob Jike, 52 ans, chef d'entreprise
Jje dirige un club de tennis. Je vais devoir vendre mon club de tennis si ça continue. Je ne vois qu'une façon de remettre mes finances à flot : mettre des locataires dans un immeuble dont ma femme a hérité. Il y a des squatteurs dans cet immeuble. Cette racaille à cheveux longs a un avocat qui fait traîner le procès en longueur. S'ils peuvent se payer un avocat, ils peuvent payer un loyer, non ?
Nous sommes samedi donc je porte un blouson en daim, un 501 et des mocassins à couture sport. J'ai noué un foulard dans l'encolure de ma chemise.
J'ai été convoqué à l'Amigo parce que les voisins ont porté plainte contre le propriétaire de l'immeuble. Il y a un joueur de saxophone dans mes squatteurs qui joue après 22 heures. Il empêche les voisins de dormir.
J'ai été obligé d'attendre derrière deux touristes asiatiques qui se sont fait voler. J'ai eu le temps de lire le dépliant sur les précautions à prendre pour éviter les cambriolages trois fois. Le policier parle un mauvais anglais et les touristes asiatiques ne parlent pas le bruxellois.
Mon avocat a obtenu les identités de mes squatteurs. J'ai entré leur nom dans le moteur de recherche de mon smartphone. J'ai envie de savoir lequel a une tête de saxophoniste. Je n'en crois pas mes yeux. Le deuxième nom que j'ai entré ressemble comme deux gouttes d'eau à la statue vivante qui est en train de ne rien foutre à quelques mètres de moi.
Il y a quelques instants je me suis approché pour le regarder de près. Ses yeux ont réagi. Le reste de son corps est resté parfaitement immobile. Pour ne rien foutre, pas à dire, il est doué.
C'est bien un de ces petits cons qui occupent illégalement l'immeuble que je ne peux pas mettre en location. J'étais encore en train de le regarder immobile, bien installé sur sa chaise quand ma femme m'a rejoint.
Bruno, 31 ans, technicien
Il est 13 h 37, je suis en retard, sous la pluie et devant la vitrine d'une agence immobilière. Ma petite amie m'a envoyé un SMS il y a une heure environ. J'étais en route pour un petit travail, mais je suis collé à cette vitrine d'agence immobilière. Je regarde les appartements et les maisons en vente. Je me concentre sur ceux qui ont deux chambres : une pour nous et une pour un éventuel petit de nous. Je suis bien trop préoccupé pour être au travail. De toute façon, on est samedi.
Amedeo, 32 ans.
Il est 13 h 37. Je m'appelle Amedeo, mais plus pour longtemps. Une dame que j'ai d'abord prise pour une touriste a sorti un couteau de son sac Delvaux et me l'a planté en plein cœur. Ceci sont les dernières sensations que j'enregistre. Je sens la chaleur du sang qui se répand sur mon torse. Je sens un genre de sommeil très doux me gagner. Je sens la fraîcheur des gouttes de l'averse sur ma joue maquillée. Je sens une odeur de gaufre arriver jusqu'à moi. J'entends le bruit des gouttes qui tombent. Il est 13 h 37, je m'appelle Amedeo et je suis une statue vivante morte.
Jaocb Jike, 52 ans, chef d'entreprise
Il est 13 h 37 et je suis en train de regarder autour de moi. L'averse a chassé tous les touristes. Il n'y a pas de policier à l'extérieur de l'Amigo. Je remarque qu'il y a une caméra de surveillance. Je suis en train de me demander si aux yeux de la loi je suis complice de meurtre.
Coraline, 30 ans
Je suis la petite amie de Bruno. Je lui ai envoyé un SMS pour lui dire que j'ai un peu de retard menstruel. Il se trouve que c'est vrai, mais je ne suis pas inquiète. Je n'ai couché qu'avec lui les deux dernières années et nous avons toujours pris nos précautions. D'ici un jour ou deux maximum je devrais pouvoir le rassurer et continuer à m'inquiéter sur notre relation.
Sylvie Jike, 49 ans
Je suis la femme de Jaboc Jike et il commence à me fatiguer. Je n'envisage pas de le tromper, mais je suis préoccupée par l'avenir de nos finances. Mes parents ont vendu des boudins, des côtes à l'os, des steaks et de l'américain toute leur vie. Je me suis fait traiter de boudin toute ma scolarité. J'ai gagné mon premier argent de poche en aidant mon père à découper les carcasses.
Dans mon Tempête de Delvaux je promène toujours un désosseur Pradel de douze centimètres à lame céramique et titane dans une gaine en box-calf. Je ne m'en sers presque jamais. J'aime bien avoir un objet qui me rappelle d'où je viens toujours à portée de main.
Mon mari est sorti du commissariat de la rue de l'Amigo. Il vient de me dire que le saltimbanque qui reçoit des euros des touristes en ne faisant rien d'autre que ne rien faire, là à deux mètres, est un de mes squatteurs.
Jade-Fleur, 29 ans
Il est 13 h 37 et je suis en train de lécher une vitrine rue Dansaert. Je regarde une paire de chaussures. Je me dis que si je l'achète je me sentirai hyper sexy à ma pendaison de crémaillère la semaine prochaine. Je suis protégée de l'averse par la toile de tente qui sert à protéger la vitrine du soleil.
Coraline, 30 ans
Il est 13 h 37 et sur un coup de tête, je viens de faire un test de grossesse. Il est positif. J'ai posé mon front sur la fenêtre et je regarde la pluie tomber.
Je suis une caméra de surveillance qui filme le coin de la rue des pierres et de la rue de la Tête d'or. Je suis là pour la tranquillité des clients de l'hôtel Amigo. Je ne suis pas d'un modèle récent, mais je fonctionne très bien. Le câble qui me relie au système de surveillance supporte mal les averses.
Sylvie Jike, 49 ans
Il est 13 h 37. Je viens de tuer une statue vivante. Il y avait légitime défense, non ?
Bruno, 31 ans, technicien
Ce week-end je suis de garde. Je travaille pour une société de sécurité. On m'a appelé pour une caméra qui ne filme plus rien. Le client c'est l'hôtel Amigo. Il paraît que c'est là que Johnny descend quand il dort à Bruxelles.
Depuis 13 heures, je dois être à l'hôtel Amigo pour rebrancher cette caméra. J'ai déjà rebranché cette caméra quatre fois en six mois. Elle n'est pas protégée par une gouttière. Quand un orage déverse beaucoup d'eau de pluie en peu de temps sur le centre de Bruxelles, il y a un court-circuit dans le câble de la caméra. J'enlève l'ancien câble, j'en pose un nouveau et c'est reparti jusqu'au prochain orage.
Il est 13 h 37, je suis une caméra de surveillance qui filme le coin de la rue des pierres et de la rue de la Tête d'or, je suis trempée par l'averse et je suis en panne.