Cela faisait bien trois jours que j'étais cloitrée dans le bureau de Min Gi sans rien savoir de ce qui se passait à l'extérieur. Pourtant, celui-ci ne m'avait pas abandonnée à mon sort. En plus de passer une bonne partie du temps dans son bureau pour faire de la paperasse, il venait prendre ses repas avec moi, trois fois par jour.
Ceux-ci étaient beaucoup plus simples que ceux servis chez Jong Ho. Il y avait toujours les éternels bols de soupe et de riz avec un ou deux accompagnements, le plus souvent, un légume et du kimchi. Cela avait amplement suffit pour que je lui montre mon inaptitude à me servir correctement de baguettes. Pourtant, il n'avait fait aucune remarque à ce sujet et, à la place, il avait pris l'habitude de poser directement des accompagnements sur mon riz, ce que je n'avais pas commenté non plus, acceptant son aide en silence.
Silence qui ne s'éternisait pas non plus entre nous. J'avais vite découvert que Min Gi appréciait la conversation, sans non plus parler pour ne rien dire. Grâce à cela, nous avions pu échanger autour de sujets variés et, tandis qu'il me parlait des spécificités et des coutumes de son pays, je lui donnais mon opinion dessus, en essayant de ne pas trop m'étaler. Comme il ne connaissait pas plus la France de cette période que la France dans laquelle j'étais née, je pouvais raconter certaines choses, en oubliant tous les détails technologiques. Il paraissait souvent choqué de ce que je lui racontais mais ne faisait pas la moindre remarque. Parfois, je devinais à son expression douteuse qu'il se demandait si je ne fabulais pas tout.
Néanmoins, grâce à ces conversations, j'avais pu mieux situer la période dans laquelle je me trouvais. Il fallait dire que la période Joseon, c'était large. Elle couvrait les années 1392 à 1910 si je me souvenais bien. Par rapport à ce qu'il me racontait, nous devions être vers le début de la période, deuxième moitié de 1400 ou tout début de 1500. Autrement dit, la France devait plus ou moins ressortir de la guerre de cent ans et Louis XI devait être le roi, à moins que ce soit l'un de ses deux successeurs. Pour ce que ça me servait de le savoir...
Quant au roi de Joseon, même si Min Gi m'avait donné son nom, je n'aurais pas pu le situer car l'histoire ne retenait que leurs noms posthumes, donnés cinq jours après leur mort. Une drôle de tradition. Et puis j'avais eu la flemme d'apprendre leurs noms de toute façon donc ça ne m'aurait pas aidée. Du coup, tout ce que j'avais retenu, c'est qu'il était marié avec la fille d'un ministre -qui du coup était la reine- et qu'hormis ça, il avait une floppée de concubines. Je sentais bien le vieux roi pervers dégoutant...
Pour ce repas ci, j'avais un autre sujet de conversation en tête et une fois que Min Gi eut installé nos tables-plateaux et posé des accompagnements dans mon bol l'air de rien, je pris la parole.
« Est-ce que c'est normal que ça prenne aussi longtemps ? » lui demandai-je. « Je veux dire, avant qu'on envoie quelqu'un pour me voir. »
J'imaginais bien qu'il y avait des tas de protocoles et autres mais tout de même... Apparemment j'étais un cas exceptionnel, est ce qu'il ne valait pas mieux le traiter au plus vite ?
« Tu as tant hâte qu'on découvre que tu n'es personne ? » me retourna Min Gi, un air entendu sur le visage.
Ce n'était pas ça le problème. Si je restais enfermée sans pouvoir rien faire pour essayer de régler ma situation, j'allais devenir folle. Et puis, attendre une sentence sans rien savoir était sans doute moins supportable que de la découvrir, même si elle était mauvaise.
« J'ai hâte de sortir d'ici. » me bornai-je donc à répondre.
Min Gi soupira.
« Je ne suis pas sûr que sortir d'ici arrangera ton cas. » posa-t-il. « Mais soit. Honnêtement, je pense que les responsables font trainer les choses, en représailles pour la façon discourtoise dont tu as pénétré dans la ville, sans même un avis. »
Ah. La société coréenne dans toute sa splendeur. Ne rien dire directement mais faire comprendre les choses de manière détournée. Visiblement ça remontait à loin.
« Je suis surement moins punie que vous. » lui fis je remarquer. « Vous passez la plupart de votre temps ici. Vous n'avez pas l'impression d'avoir plus important à faire ? »
Il eut l'ombre d'un sourire.
« Très probablement mais... J'obéis seulement aux ordres. Je n'ai pas à les discuter ou les remettre en question. Et puis, je prends ça comme des vacances. »
« Des vacances restrictives alors. Vous êtes obligé de rester enfermé. » dis-je en levant les yeux au ciel.
« La compagnie n'est pas mauvaise. » rétorqua-t-il.
« Ah. Je croyais que vous vous méfiez de moi ? » m'amusai-je.
« L'un n'exclut pas l'autre. » avança-t-il.
J'eus un soupir amusé. Il avait raison. S'il savait... Il n'y avait vraiment aucune raison de me suspecter de quoi que ce soit. D'ailleurs, si ma présence les dérangeait tous tellement, cela aurait peut-être pu être déjà réglé si seulement ils ne me gardaient pas enfermée.
« Et vous croyez qu'il va se passer quoi quand ils viendront me chercher ? » lui demandai-je, pour anticiper.
« Vous voulez dire quand ils auront découvert que vous n'êtes pas du tout la fille de riches marchands et que vous êtes juste une étrangère égarée par ici ? » sourit-il. « Qui sait ? L'option la plus probable est qu'ils vous fassent exécuter par prudence. Ceci dit, vous pourriez peut-être avoir de la chance. Vous intéressez des personnes haut placé. »
« Ah oui, Jong Ho. »
Mon super pote de la classe des yangban. Celui avec un papa qui faisait peur à Min Gi. Et à moi aussi un peu, vu ce qu'on m'en avait raconté.
« Entre autres. » acquiesça Min Gi.
J'allais l'interroger un peu plus sur cette réponse énigmatique quand quelqu'un frappa sur le panneau de la porte.
« Excusez-moi, capitaine. Quelqu'un demande avec insistance à vous voir, vous et l'étrangère. »
« De qui s'agit-il ? » demanda Min Gi, assez fort, tandis que je levai un sourcil.
« Le jeune maitre Choi. »
En parlant du loup ! Est-ce qu'il venait pour essayer de me tirer d'affaire encore une fois ? Est-ce qu'il en avait même la possibilité ?
Min Gi dut remarquer que mon visage s'était éclairé d'une lueur d'espoir -involontaire- car il secoua la tête, l'air désolé.
« Faites-le entrer. » soupira-t-il.
Il se leva et je l'imitai. Quand Jong Ho entra, nous nous inclinâmes tous ensembles. Le premier jour de ma captivité, ça avait semblé choquer Min Gi que je ne le fasse pas et puis, la mère de Jong Ho m'avait expliqué qu'il fallait s'incliner à divers degrés devant les gens pour les saluer. Question de politesse. Bon, je m'inclinais surement trop ou pas assez mais au moins, je m'inclinais.
« On dirait que vous persistez à vous accrocher à la jeune Ri Ah. » entama Min Gi en se redressant. « Malgré le fait que votre père n'a pas semblé réagir à la suite de son arrestation. »
Il démarrait clairement les hostilités. Encore une fois, je me rendais compte qu'il y avait une sorte de tension entre eux et surtout, beaucoup de méfiance de la part de Min Gi. Jong Ho ne semblait pas trop s'en soucier et même s'en amuser.
« Mon père est assez avisé pour ne pas agir dans la précipitation et éviter d'empirer une situation déjà délicate par des actes inconsidérés. » répondis Jong Ho avec un sourire en coin. « Cependant, il se pourrait bien que j'apporte sa réponse au problème. » poursuivit il en sortant un rouleau de derrière son dos.
Min Gi fronça les sourcils et, tandis qu'il prenait l'objet et le déroulait pour lire le parchemin qui était à l'intérieur, Jong Ho me jeta un regard entendu en me faisant un clin d'œil. Je ne savais pas de quoi il retournait mais ce qu'il présentait à Min Gi avait tout l'air d'être un stratagème et il me demandait de jouer le jeu. Je hochai imperceptiblement la tête, pour qu'il voie que je l'avais compris.
Pendant ce temps, Min Gi avait pris une expression entre la stupeur et le choc.
« Il est impossible que votre père ait demandé cela. » finit-il par dire, d'une voix sonnée.
« Et pourtant, c'est bien son sceau. » répondit Jong Ho, sans se démonter.
En effet, même si je ne pouvais pas voir ce qui était marqué sur le parchemin, je voyais une espèce de tampon rouge et carré en bas à gauche. Quant à savoir s'il s'agissait d'un sceau spécifique, je ne pouvais pas le dire. En revanche, Min Gi avait l'air de savoir.
« J'avais sous-estimé l'importance qu'elle revêtait à vos yeux. » constata-t-il.
« Vous avez l'air de la soupçonner et peut être de me soupçonner de pas mal de choses, en effet. » dit Jong Ho, un air sérieux, presque menaçant, collé sur le visage. « Cependant, ce n'est ni plus ni moins que ce que nous avons déclaré. »
« Si j'en crois ce document, c'est beaucoup plus. » dénota Min Gi.
Et ça commençait à m'énerver de ne pas savoir.
« Il semblerait que ce soit la manière la plus sure d'assurer sa protection. » rétorqua Jong Ho.
« Si elle consent à signer ça. » s'amusa Min Gi. « Cela n'a aucune valeur si elle refuse. »
« Demandez-lui donc. » l'enjoignit Jong Ho en tendant la main vers moi pour me désigner.
« Bon très bien. Je vais vous faire la lecture du document. » m'annonça-t-il.
« Oh ! Passez-le-moi simplement ! » m'agaçai je en lui arrachant presque des mains, un peu fatiguée par tous ces atermoiements.
« Vous savez lire ? » demanda-t-il aussitôt, choqué. « Dans notre langue ? »
« Elle sait aussi la parler, au cas où vous n'auriez pas remarqué. » se moqua Jong Ho.
« Mais tout de même... » dit Min Gi qui avait l'air de ne pas en revenir.
Puis il jeta un coup d'œil préoccupé à la pile de livres qui trônait à côté de son bureau et je me rappelai du livre caché tout en dessous des autres. L'aurait-il laissé là s'il avait su que j'étais capable d'en lire le titre ? Sans compter les heures que j'avais passées seule dans son bureau...
Je levai les yeux au ciel, un peu amusée, avant de les baisser sur le document. Je dois avouer que moi aussi, j'eus du mal à contenir ma surprise.
« Une adoption ? » interrogeai je, dans le vide.
Le père de Jong Ho souhaitait m'adopter ? C'était complètement inattendu.
« Oui. Tu deviendrais ma petite sœur. » confirma Jong Ho. « C'est une procédure plutôt rare puisque nous privilégions grandement les liens du sang alors... Sens toi honorée. »
« Qu'est-ce que ça implique, exactement ? » demandai-je.
Je me doutais que Jong Ho avait eu du mal à trouver une solution pour me tirer de ce pétrin mais je voulais quand même connaitre les contreparties.
« Seulement que tu vivras dans la même maison que moi et que tu porteras le nom des Choi. Ainsi, malgré ton apparence, tu n'auras plus non plus le statut d'étrangère et il sera hors de question de t'enfermer de nouveau sur la seule foi de ton apparence ou de ton origine. »
Vu comme ça, ça valait le coup.
« Ça veut aussi dire que tes parents perdront tout droit sur toi et que tu dépendras entièrement de la famille Choi pour ce qui est de la direction que dois prendre ta vie. » m'avertit Min Gi qui avait dû écouter mes discours sur le libre arbitre.
« Vous avez dit que je risquais d'être exécutée. » lui rappelai je.
Le reste était implicite.
« Certaines personnes choisissent de mourir plutôt que de bafouer leur famille. » m'opposa-t-il, comme un argument très important.
« Ri Ah vient d'un autre pays. » posa Jong Ho. « Les valeurs familiales ont l'air d'y être moins importantes que par ici. » expliqua-t-il à Min Gi.
« Il faudra qu'elles le deviennent si elle doit intégrer une famille telle que la vôtre. » fit remarquer Min Gi. « Mais même avec ça, je doute que ses parents soient heureux de découvrir que leur fille n'est plus la leur quand ils reviendront. »
« Ils seront heureux qu'on ait protégé sa vie. » répondit Jong Ho. « Ainsi les relations ne seront pas tendues et il y aura toujours moyen de nous arranger à leur retour. »
Min Gi hocha la tête, vaincu. Il avait l'air de garder d'autres remarques pour lui et je pensais bien au fait qu'il remettait en question ce qu'il pensait savoir sur moi. Peut-être se demandait-il si, au final, j'étais bien « personne » comme il le soupçonnait.
« Bon et bien, si vous voulez signer... » souffla Min Gi en allant chercher un pinceau qu'il trempa au préalable dans un encrier avant de me le tendre.
A dire vrai, je n'étais pas bien sûre de moi. J'avais l'impression que c'était encore une autre façon de me posséder. Un peu différente du mariage, certes, mais tout de même. Et puis ça n'excluait pas un mariage, encore une fois. Sauf que cette fois ci, j'aurais le poids familial sur mes épaules pour m'y forcer même si j'y étais réticente. Le problème, c'était que je n'avais pas vraiment le luxe de refuser. Et puis, il y avait surement pire comme sort que de devenir la sœur d'un mec qui avait l'air riche et influent.
Je finis donc par signer tant bien que mal avec mon prénom. Heureusement qu'il était court. Par contre, il était écrit en alphabet latin, ce qui, d'ailleurs, ne manqua pas d'intriguer Min Gi. Pourtant il savait que je n'étais pas du coin. C'était comique.
« On dirait que vous êtes libre. » m'annonça Min Gi, juste après.
« Tu n'es plus une étrangère. » confirma Jong Ho. « Plus totalement. Un diplomate viendra quand même te voir mais tu es une Choi, maintenant, tu peux l'attendre chez nous. »
Je hochai la tête. Autant discuter des détails plus tard, quand nous serions loin des oreilles inquisitrices de Min Gi.
Je pus donc le suivre sans attendre à l'extérieur sous le regard quelque peu confus du capitaine de la garde. Ça aurait pu être encore plus drôle si je n'étais pas confuse moi-même. Mais bon. Il y avait du bon dans cette situation.
Maintenant, ici aussi, j'avais une famille.
***
Note : Les rois coréens portent plusieurs noms tout au long de leur vie. Ils ont d'abord un nom d'enfant puis un nom d'adulte et de prince héritier. Lorsqu'ils deviennent roi, ils ont un nom d'usage (qui ne sera pas retenu). Après leur mort, ils ont un nom de temple (qui est celui retenu par l'histoire) et un nom posthume composé d'adjectifs décrivant son règne (il peut être très long)