Partie 6 - Début de la traque

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Yell, les yeux fixés sur le feu où frémissait leur repas, souriait. Ses traits d’homme dur lui donnaient l’air d’un démon. Toute sa vie, il batailla pour arriver au grade de capitaine. C’étaient son courage et ses qualités de bretteur qui le hissèrent à ce rang, pas ses connaissances en stratégie. D’ailleurs à son âge, s’il avait été doué pour diriger des manœuvres, il serait général.

« Bravo ! », dit-il à Nouménal.

L’orque et le nain qui soupaient avec eux levèrent le front. L’agronome, lui, continuait à déguster son gruau.

« Vous avez mis votre fils à l’abri. »

Nouménal avala une cuillérée et renifla.

« Vous ne vous attendiez tout de même pas à ce que mon fils paie pour vos erreurs. »

Les deux autres se regardèrent, ne comprenant rien à ce qui se disait. Pour ne pas alerter leurs ennemis, Nouménal et Yell avaient convenu de ne pas informer le reste de la troupe. Le capitaine ordonna simplement qu’on double la garde.

« Pourquoi parliez-vous si fort avec le paysan ? Il ne paraissait pas sourd ! »

Nouménal ne broncha pas, il se contenta de saler sa bouillie. Avec ce sort qui provoquait l’anosmie, tout paraissait insipide. De l’autre côté du feu, Gobur le nain poussa du coude son compagnon Orque.

« Cen, j’crois qu’on d’vrait aller porter à souper aux autres. »

L’orque ne bougea pas. Avec son index, il racla le fond de son écuelle et contempla son doigt débordant de nourriture. Gobur insista pour qu’ils aillent nourrir leurs camarades. Comme l’autre continuait à faire la sourde oreille, il le bouscula plus brutalement. Le monceau de nourriture tomba lamentablement. Cen se retourna avec des yeux exorbités de colère.

 « On va en apporter aux autres ! » Gobur se leva en extirpant des deux mains la marmite du feu. « Si t’en veux encore, c’est d’accord, mais elle est trop lourde pour moi ! » Il tendit en ahanant le récipient au géant. Celui-ci gloussa de bonheur et s’empara de l’objet aussi facilement que s’il s’était agi d’une plume. Avant de s’en aller, il arracha la motte de terre où reposer le précieux gruau et l’engloutit. Finalement, les deux compagnons s’éloignèrent, Gobur en dandinant sur ses jambes torves alors que Cen humait avec bonheur le fumé qui se dégageait du chaudron brulant.

Yell écrasa contre sa nuque un moustique.

« Alors ? », dit-il sans dissimuler son empressement à connaitre la réponse.

« Vous le savez ! Sinon c’est que vous êtes plus crétin que je le pensais. »

Yell de plus en plus sombre hocha la tête. Il culpabilisait.

« Je n’ai pas remarqué que l’on nous suivait, c’est vrai. Je ne cherche pas d’excuses, mais c’est la première fois que je suis responsable d’une unité. Dans le passé, malgré mon grade, je n’ai jamais été au feu avec plus deux ou trois gus à commander. Si le Général Sorcier m’a confié cette mission, c’est qu’il pensait qu’en territoire conquis je n’aurais pas à faire face à une situation de ce genre… »

« Visiblement il a eu tord ! », l’interrompit l’agronome.

D’où venait la colère de Nouménal ? Pourquoi s’acharnait-il sur ce pauvre capitaine ? Il n’était pas malin, certes ! Cependant, ses hommes l’appréciaient et le considéraient comme un officier honnête, qui ne maltraitait personne. Contrairement à bien des gradés qui ne se gênaient pas pour faire endosser leurs échecs à leurs subordonnés, Yell aimait mieux mourir que de se dérober. Nouménal était conscient de tout cela. Alors quoi ?

L’agronome s’en voulait de ne pas avoir découvert plus tôt qu’on les traquait. Depuis le début de ce voyage, son esprit resta obsédé par la forêt élfique et ses secrets. Bien sûr, le capitaine était par définition chargé de leur sécurité à tous. Mais cela le dispensait-il de ses obligations de père ? Pouvait-il déléguer cette responsabilité à un autre ? Non ! S’il était arrivé malheur à leur fils, qu’aurait-il dit à Iréa ? Comment oser seulement se présenter devant elle ! « Mon garçon serait mort à l’heure actuelle si l’ennemi avait lancé l’assaut, voila la seule vérité. », se disait-il.

L’idée de perdre leur enfant unique, de ne plus revoir son épouse lui retournait l’estomac. Pour la première fois de son existence, il sentit le poids des responsabilités l’étouffer. Il eut honte d’avoir de telles pensées. Il se sentait fragile, faible et incapable de protéger les siens. Pour ne rien arranger, le danger rôdait toujours.

Nouménal l'AgronomeWhere stories live. Discover now