Partie 5 - Les paysans

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Décidément, la nuit allait être longue. Malgré la journée ensoleillée et le ciel nocturne bien dégagé, l’air était étrangement froid.

Le capitaine Yell disposa ses soldats de façon à ce que rien ne leur échappe. Il fixait d’un mauvais œil la lune aux cercles concentriques aussi parfaits que ceux d’une meule de foin.

« On est presque comme en plein jour, fichu été ! » Cette remarque n’était destinée à personne, pourtant l’agronome impérial répondit sur un ton rude.

« N’allez pas reprocher à la nature ce que vous n’avez pas su faire vous-même. »

L’officier le fixa d'un œil noir, mais Nouménal poursuivit. « C’était à vous de vous assurer que personne ne nous suivait. Nous voilà entourés par Dieu sait qui, avec sans doute l’appui d’un sorcier suffisamment puissant pour nous priver peu à peu de nos sens. Toutefois, je ne crois pas que de simples voleurs puissent faire appel à un tel personnage. Seuls des mercenaires ou des soldats aguerris ont les moyens de tendre un piège pareil ! »

« Nous allons décamper pour tenter de les semer. », grommela le capitaine en se mordant l’intérieur des joues.

« Ah bon ! Vous voulez donc qu’ils nous sautent dessus immédiatement. Mettez-vous un seul instant à la place de leur capitaine ! Vous menez une mission très importante en territoire adversaire. Pour cela, vous prenez soin d’emmener un sorcier assez doué pour exécuter des charmes anesthésiants et de dissimulation. Manque de chance, vous tombez sur un détachement ennemi. Voilà la question. Bien qu’un de vos soldats soit un excellent sorcier, auriez-vous pris le risque de les attaquer en ne disposant pas d’une troupe bien armée et en nombre suffisant ? »

Les deux hommes restèrent l’un en face de l’autre. Péral pouvait ressentir toute l’animosité qui existait entre eux.

« Vous êtes un mauvais officier, Yell ! » L’autre se rembrunit. « Mais vous n’êtes pas idiot au point de tous nous sacrifier. Notre unique espoir est de les laisser croire que nous ne nous sommes aperçus de rien. Avec un peu de chance, leur capitaine, qui sans doute est très avisé, préférera continuer à rester discret. Et nous, nous poursuivrons notre route. »

Yell sourit ironiquement et prit un air condescendant.

« Mon pauvre Nouménal, si vous espérez une seule minute… » L’agronomie n’attendit pas la fin de la phrase.

 « Je ne compte ni sur mon charme naturel, ni sur d’éventuelles aspirations humanistes pour leur échapper. Nous sommes encore vivants, car leur mission est de la plus haute importance. Elle requiert un maximum de discrétion et donc de précautions. Si un seul d’entre nous survit ou qu’un habitant est témoin de leur attaque, ils sont fichus ! »

« Un villageois à cette heure-ci ? », ricana le capitaine en tentant de rester sarcastique.

« Votre réaction m’indique deux choses. Premièrement, vous pensez qu’aucun d’entre nous n’en réchappera. Secundo, vous êtes encore plus ignorant que je le pensais. N’avez-vous pas noté que le soleil en se couchant était “blanc” ? Et que la nuit est bien trop fraîche pour la saison ! »

Yell inspira profondément. Ses narines frémissaient de colère.

« La pluie ! », dit-il en serrant les dents.

« Exact. S’il pleut, les paysans vont travailler toute la nuit pour mettre leurs meules de foin à l’abri et nous campons près de la grand-route. »

Comme fait exprès, un chariot débordant d’enfants et de femmes s’avança dans la nuit. Les cailloux, sous les bandages de fer des roues, crissaient autant que des criquets.

« Si nous parvenons à faire croire à nos ennemis que nous n’avons rien remarqué, peut-être survivrons-nous ! »  Nouménal agrippa son fils et se dirigea d’un pas pressé vers l’attelage, laissant Yell à ses spéculations.

« Hola ! », les interpela-t-il. L’homme qui dirigeait les chevaux tira sur les rênes et cracha par terre, visiblement irrité de devoir s’arrêter.

« Vous vous promenez à une heure bien tardive. », lui dit Nouménal étrangement fort.

Avant de répondre, le paysan jeta un coup d’œil à la troupe et aperçut Yell. L’air renfrogné de l’officier ne lui disait rien qui vaille. Il préféra jouer la carte de la prudence et rester poli.

« C’est pas de l’agrément…officier ! »

« Malgré mon uniforme, je ne suis pas soldat et encore moins officier ! » L’homme le dévisagea puis reporta son regard sur Yell, toujours autant bourru.  Dans de telles conditions, il était aisé de deviner les pensées du paysan. En son for intérieur, Nouménal maudissait Yell pour ne pas faire d’effort et paraître plus sympathique. Pour compenser, il sourit exagérément. « Je sais, je sais ! », dit-il en désignant ses vêtements. « Ce que je voulais dire, c’est que je ne suis pas un “vrai” soldat. » Visiblement ses explications ne persuadaient personne dans le convoi. Les femmes serraient les enfants contre elles et l’homme commençait à gigoter sur son banc.

« Je suis agronome ! », finit-il par dire. Les paysans ne semblaient toujours pas rassurés. « Je suis un médecin de la terre ! Avec mes collègues, nous sommes là pour recenser les plantes de votre région. », rajouta-t-il en priant très fort pour qu’enfin ils comprennent. S’ils fuyaient, ils les condamnaient.

 « Agro…arg…nome… ! », répéta l’homme avec une lueur dans les yeux. Le mot semblait lui dire quelque chose. « Une fois, un agro…gronome est v’nu soigner nos cultures. » Il hocha la tête et esquissa un sourire. « Quel immense soulagement. », soupira Nouménal.

« Vous rentrez les foins alors ? Je dis ça, car la nuit est trop fraîche pour la saison. » Il continuait à parler haut.

« Ouais, beaucoup trop ! La pluie va pas être tendre demain. Ce s’ra pas juste l’ptit bouillon. Si on veut pas que tout pourrisse, faut qu’on s’dépêche ! » Déjà il s’apprêtait à repartir, mais Nouménal le retint.

« Encore une chose s’il vous plait. Mon garçon que voilà doit devenir agronome, du moins après son apprentissage ! » Il ébouriffa Péral. « Je voudrais qu’il sache ce que c’est que de travailler dans les champs. Pouvez-vous l’engager pour cette nuit ? »

Cette fois, l’agriculteur fit les yeux ronds. Tout comme Péral d’ailleurs.

« Il est costaud et très travailleur. »

L’homme examina Péral. Le garçon tenait de son père. Il était grand pour son âge et ses yeux étrangement verts, brillaient d’une lueur smaragdine. Malgré les qualités morphologiques évidentes de l’enfant, le paysan ne paraissait pas prêt à accepter. Quelque chose le tracassait.

« Bien sûr, son seul salaire sera l’expérience et les enseignements qu’il tirera de cette nuit dans les champs. », rajouta Nouménal en pressant son fils de la main pour qu’il grimpe dans le chariot.

Le paysan zieuta Péral une fois encore, puis reporta son attention sur Nouménal. Jusqu’où iras-tu pour que ton fiston apprenne le métier d’agronome ? semblaient dire ses yeux. Nouménal n’était pas dupe. Il défit sa bourse et tendit une pièce d’argent et trois de bronze.

« Pour couvrir ses frais de bouche. »

Les deux hommes savaient que la somme suffirait à nourrir Péral deux bonnes semaines et non pas juste une nuit. Le paysan sourit, hocha la tête puis se retourna vers les passagers pour ordonner de faire de la place au garçon. Sans même s’attarder à écouter les lamentations de son fils, Nouménal lui intima l’ordre de grimper.

« L’champ s’trouve à trois lieues, tout d’suite après l’coude d’la rivière. », dit l’homme en indiquant un point dans la nuit. Certainement l’endroit où se trouvait le cours d’eau.

« Nous passerons le récupérer demain avant midi ! » Nouménal s’éloigna lentement du chariot. Le paysan fit claquer sa langue et les cheveux se remirent en route. Sans un regard en arrière, il regagna le campement.

Nouménal l'AgronomeWhere stories live. Discover now