Partie 3 - Le jour du départ

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Après un séjour de plusieurs semaines en famille, le jour du départ vers les grandes forêts de l’Ouest était venu pour Nouménal.

Le royaume d’Isarion avait capitulé dans le sang. Le roi élfique Folard avait abdiqué et l’Empire avait besoin d’estimer très rapidement ce nouveau fief.

Nouménal et Iréa se tenaient sur le perron, un bock de tisane à la main. Il était visiblement contrarié par son départ imminent.

« La Kermesse approche, les semailles vont débuter et Péral est en âge de commencer son apprentissage. », dit-il en soupirant.

Ses obligations de père et sa charge d’agronome local étaient tout aussi légitimes que ses devoirs auprès de l’Empire. Sans doute, le gouverneur du district comprendrait la situation et le dispenserait de cette nouvelle campagne. Il servait l’armée depuis près de vingt-cinq ans, et tout ce temps, pas une fois il ne manqua à ses engagements. De plus, l’Empire n’avait plus de véritable ennemi. Il parvenait à s’étendre sans livrer de grandes batailles. Isarion était l’une des dernières.  Cette expansion rendait fous les cartographes qui sans cesse devaient modifier le tracé des frontières.

L’époque où la survie de chacun pesait sur les épaules des agronomes impériaux était loin. Exceptionnellement ne pouvait-il pas, au moins, être dispensé du recensement des nouvelles espèces ? Cela lui laisserait le temps de s’assurer que les semailles de son village étaient vaillantes et de seconder son épouse lors de la kermesse. Il s’efforçait d’étayer son raisonnement et de donner à Iréa toutes les raisons imaginables pour empêcher ou retarder son départ. Toutefois, au tréfonds de son âme, une excitation indicible hurlait son besoin d’aller découvrir ce que dissimulait cette forêt sacrée. Et cela, sa femme le savait.

Ils se connaissaient depuis l’enfance. Toujours, elle l’avait vu courir par monts et par vaux, soit après son père, soit après les agronomes de passages, suppliant les uns et les autres de l’autoriser à les suivre ou de le laisser consulter leurs herbiers.  

Ses vingt-cinq ans de service avaient été une vraie bénédiction pour son appétit de connaissances et son amour de la nature. S’il prétendait que l’Empire pouvait se débrouiller sans lui, c’est qu’il venait tout juste de rentrer d’une expédition. Iréa avait passé l’hiver seule avec leur garçon. Nouménal avait raté toutes les fêtes hivernales, pour ne pas dire de l’année. Il culpabilisait. Cette Kermesse était pour eux, l’unique et dernière occasion de se montrer en couple.

Mais comment rester ici, alors que des merveilles l’attendaient à l’Ouest ? La forêt élifique demeurait en majeure partie inexplorée. Quelques audacieux, la plupart affabulateurs, prétendaient y avoir séjourné. Un peu comme pour le grain et l’ivraie, il fallait faire le tri parmi tous ces témoignages fantaisistes. Cependant, il était probable que ce lieu hautement magique abrite des espèces mystérieuses, aux bienfaits inconnus.

À force de compiler les récits, Nouménal avait remarqué qu’une constante réapparaissait systématiquement. Un endroit qu’on appelait « le Foyer », revenait dans la bouche de tous les apprentis-héros, mais pas seulement. En effet, le désir de s’emparer de la forêt élfique ne datait pas d’hier. De vieux soldats, vermoulus d’arthrose pour avoir combattu dans toutes les tranchées de l’Empire, en parlaient aussi. En échange d’une chope de bière, ils vous racontaient leurs souvenirs ou ceux d’un plus vieux. Parfois tout se mélangeait dans leur esprit. Ils prétendaient avoir combattu sous les ordres d’un Général Sorcier mort alors que leur propre père portait des culottes courtes. Par contre, ils semblaient retrouver leur lucidité quand il s’agissait du « Foyer ».

L’endroit, disaient-ils, se situait au cœur de la forêt. Tout le reste du pays elfique n’était là que pour le protéger. Ainsi, aussi bien les elfes que les plantes ou les animaux travaillaient à empêcher quiconque d’atteindre ce sanctuaire. D’où le temps considérable mit par l’Empire, malgré ses moyens colossaux en hommes et en magie, pour vaincre le roi Folad. Toujours selon ces hommes, le « Foyer » serait une clairière dénuée de toute magie, si ce n’est que germeraient sur son sol des végétaux nés sans l’intervention de la moindre graine. Si la magie n’était pas à l’origine de ce phénomène, la science n’a jamais accrédité la théorie des générations spontanées. Alors quoi ? Toujours selon ces témoins, cet endroit serait une sorte  de pouponnière où la nature expérimenterait tout ce qu’elle projette de faire pousser aux quatre coins du Monde. Plus la peine de faire des milliers de kilomètres pour découvrir de nouvelles plantes. Toutes étaient réunies là, à porter de main.

Nouménal pensait à cela quand sa femme lui prit le bras.

« Emmène le petit, c’est tout ce que je te demande. Nous aurons tout le reste de notre vie pour nous montrer à la kermesse. Par contre, il est temps qu’il apprenne à devenir aussi bon agronome que son père. »

Il allait protester, mais elle posa un doigt sur sa bouche.

« Quant à toi, tu n’es plus tout jeune. Peut-être que cette expédition en terre lointaine sera la dernière. Si ce lieu abrite vraiment toutes les espèces passées, présentes et à venir, quel fabuleux raccourci pour toi ! Comment pourrais-je te retenir ? »

Bien sûr sa question n’en était pas une. Il se contenta de hocher la tête puis l’enlaça, les yeux brouillés par des larmes et le cœur prêt à exploser.

Nouménal l'AgronomeWhere stories live. Discover now