gym n°4

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Une semaine sans aucune nouvelle de Louise. J'ai passé mes journées à l'éviter au lycée, à m'empêcher de penser à elle, à ignorer ses stories instagram. Même Faustine a compris que c'est un terrain miné et évite de m'en parler. Après deux ans à crusher sur cette fille, je sais vraiment pas comment survivre à un rejet. Après tout, j'ai passé tout ce temps à m'imaginer mille scénarios, sans jamais sauter le pas, ça me va très bien de continuer. Et puis quand j'aurai dix-huit ans, j'irai m'inscrire sur un site de rencontres : adieu Louise, bienvenue les filles.

Oui, c'est pas très convaincant. Même pour moi.

C'est en traînant les pieds que je finis par arriver au gymnase ; et en retard, évidemment. Louise, déjà dans les vestiaires, m'adresse un piteux sourire quand je rentre. Instinctivement, je tourne la tête dans l'autre sens. Le ridicule de ma réaction me chauffe les joues, pourtant je suis incapable d'affronter son regard. A la place, je gagne ma place d'un pas rapide et tourne le dos à tout le monde pour commencer à me préparer.

Quand j'entends la porte se fermer, un rapide coup d'œil par-dessus mon épaule m'apprend que Louise est sortie. Et je me rends compte que j'ai retenu ma respiration tout ce temps. Faut vraiment que je me calme, moi. Ça va pas m'aider toutes ces histoires. Même Faustine m'a dit qu'elle m'avait jamais vu dans cet état ; mais elle a l'habitude de me voir tout prendre à la légère, aussi.

Je ressors des vestiaires sans me presser, avec la boule au ventre et l'irrépressible envie d'être partout sauf ici. Contrairement à la semaine dernière, la coach n'a cette fois aucune pitié : direction la poutre et que ça saute. Je la déteste. En toute cordialité.

Évidemment, comme je suis l'être humain avec le plus mauvais karma au monde, qui vois-je là-bas ? Hé non, pas Emma Stone. Juste Louise. Toujours Louise. Apparemment, ce serait de bon ton qu'on s'entraîne toutes les deux : pour que je m'améliore; principalement. Et que ma camarade m'apprenne à me discipliner, aussi. Ah si seulement le monde savait que Louise ne fait que me dissiper un peu plus...

Bon, d'accord, c'est pas tout à fait vrai. Grâce à elle, j'ai toujours envie de me dépasser. Pour l'impressionner, principalement. J'avoue moi-même que c'est un peu ridicule comme raison.

Je grimpe sur la poutre, à moitié consciente, à moitié dans la lune. Ma première figure, complètement ratée, me fait atterrir les pieds par terre ; et en équilibre précaire, en plus de tout ça.

Louise se place à côté de moi, sa main sur mon épaule, me faisant sursauter. Les battements de mon cœur s'accélèrent quand je sens sa peau contre la mienne et l'odeur, presque infime, de sa transpiration.

– Je pense que tu devrais y aller un peu plus doucement, commence-t-elle. Tendre un peu plus la jambe et...

Tout en parlant, elle se détache de moi pour me montrer. Je hoche la tête.

– Merci.

Son regard se fait inquiet ; je dresse mes deux pouces en avant, sourire niais sur le visage, juste pour la rassurer. Et qu'elle arrête de me regarder comme ça, accessoirement. Je peux pas résister à ces yeux-là... et à ses petites dents, aussi, qui ressortent quand elle esquisse un mince sourire.

Je suis perdue. Définitivement perdue.

J'écoute sagement ses conseils, les mets en œuvre, mais aucune de nous deux ne va plus loin. Nos échanges restent purement professionnels, sans une once de chaleur. En tout cas pas de ma part. Je crois. J'ai jamais été aussi froide avec elle, c'est assez étrange, mais j'ai besoin de mettre de la distance entre nous. Conseil de Fausty (et de Sofia, sa sœur).

Quand il est l'heure de prendre enfin une pause, je sens plus que je ne la vois, Louise se poster devant moi. Je me fige, comme une proie prise sous le feu des projecteurs, le regard fixé sur le sol. J'aurais dû m'y attendre ; elle pouvait pas me laisser m'échapper comme ça.

Lentement, je lève la tête vers elle, sens mon cœur se serrer. Elle a l'air si... triste. Non, pire. Malheureuse. Je suis pas très douée pour interpréter les expressions faciales, mais je peux pas passer à côté de celle-là. Pas quand c'est Louise.

Nos regards se croisent, juste avant qu'elle détourne les yeux, presque timidement.

Une seconde.

Louise ? Timide ? Depuis quand ?

– Est-ce que tu me détestes ? demande-t-elle, brusquement.

– Hein ?

Alors là, c'est une surprise. Et de taille. Moi, la détester ? Jamais. Même dans mes pires cauchemars.

– Je sais pas, reprend-elle, j'ai peut-être abusé de ta gentillesse ? Pour les cours et la dernière fois, à la soirée. Enfin je te demande toujours pour tout et toi jamais et peut-être que tu m'en veux ? Je comprendrais ! Dis-moi si je dépasse les bornes, je te laisserais tranquille.

– Non ! Surtout pas !

C'est sorti avant que j'ai eu le temps de le contrôler. Je m'en rends bien compte, maintenant ; je veux pas que Louise me laisse tranquille. J'aime l'idée qu'elle compte sur moi.

Et j'ai envie de pleurer, soudainement.

– Tu me détestes pas ? reprend-elle, avec appréhension cette fois.

– Non.

J'imagine que c'est ma faute, si elle pense ça. J'aurais dû savoir que c'était une mauvaise idée de prendre mes distances. Que c'était courir le risque de la blesser, alors qu'on commence enfin à se rapprocher. J'ai attendu deux ans pour que ça arrive et je gâche tout comme ça. Quelle inconscience.

– Au contraire, j'ajoute, dans un filet de voix.

Pendant quelques secondes, j'ai l'espoir qu'elle ne m'ait pas entendu, mais un rapide coup d'œil à son visage m'apprend que c'est trop tard. Elle fronce les sourcils, entrouvre la bouche ; d'un geste de la main, je l'arrête avant qu'elle ajoute quoique ce soit.

Je peux pas. Je peux vraiment pas.

Pendant deux ans, aimer Louise était mon petit jardin secret, une véritable bouffée d'oxygène. Je perds tous mes moyens quand je suis avec elle ; mais même l'observer de loin m'a toujours suffit. Parce que c'est Louise, qu'elle est agréable avec tout le monde, sourit à la cantonade, est le rayon de soleil du club. Le mien, également.

D'une traite, je lance :

– J'vais demander à passer aux anneaux, ça fait longtemps, à toute !

Je parle à toute vitesse, prends à peine le temps de mâcher mes mots. Tout en parlant, je commence à tourner les talons et disparais avant qu'elle ait eu le temps de songer à une réponse. Je sais très bien que je pourrai pas l'éviter éternellement ; rien que tout à l'heure, on va probablement prendre le bus ensemble. Et on se croisera sûrement au lycée. Puis dans deux jours, elle est quand même censée venir chez moi.

Mais pas maintenant. Maintenant, je veux juste éviter d'y penser.

Je lance une blague en arrivant aux anneaux ; Faustine lève les bras au ciel, Prisca rigole. Être légère et jamais sérieuse, c'est devenue mon identité. Si on m'enlève ça, je sais plus qui je suis.

Et le problème c'est que plus le temps passe, moins je sais qui je suis.

EquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant