gym n°1

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Je me laisse tomber de tout mon poids sur le tapis, savourant le claquement tonitruant qui résonne dans le gymnase.

Sourire niais aux lèvres, je gigote jusqu'au bord de la piste où m'attend ma bouteille d'eau. J'avale une première gorgée, puis une deuxième, avant de la reposer par terre avec un gémissement de contentement.

Ma soif apaisée, je m'étends sur le sol, les bras en croix ; et peux enfin prêter attention à Faustine, qui me toise de toute sa hauteur, appuyée contre le mur, les bras croisés.

– Quoi ?

Elle hausse les épaules, affecte le détachement. Mais son regard, fixé derrière moi, ne trompe pas.

Je me redresse nonchalamment, souris une nouvelle fois en croisant le regard de Louise, de l'autre côté du gymnase.

Ça fait deux ans maintenant qu'on est dans le même club, toutes les deux. Et j'ai honte d'avouer qu'en sept cent quarante jours, on a dû échanger une vingtaine de mots, pas plus.

La première fois, c'était juste pour me saluer ; la deuxième elle m'a demandée si je prenais le bus : j'ai répondu oui. Ça fait trente-six mois maintenant que je le prends toutes les semaines, alors que le gymnase est à très exactement dix minutes à pieds de chez moi.

Le pire ? C'est que j'ai beau faire tout ça, on discute à peine. Parce que je ne reste que le temps de deux stations et que la plupart du temps, Louise reste avec Lætitia, moi avec Faustine. Échec cuisant, donc.

Et en plus de tout ça, je dois affronter le regard méfiant de ma mère, qui tente quotidiennement de percer à jour mon secret ; elle ne comprend toujours pas pourquoi je mets tant de temps à rentrer.

Je me tourne de nouveau vers mon amie, les joues douloureuses à force de sourire.

– Elle me regardait ?

Nouveau haussement d'épaules.

Je sais pas comment elle fait pour garder un tel détachement quand j'ai l'impression que tout chavire autour de moi. Ça ne fait que deux ans que j'ai un crush sur Louise, après tout. Que j'ai succombé au charme de ses yeux gris, de son sourire enjôleur, de ses joues de hamster. Et de ses petites dents de lapin, qui percent entre ses lèvres fines.

Clairement, si on pouvait attribuer le césar des dents les plus adorables, elle gagnerait haut la main. Ou en tout cas, si c'était une compétition, elle aurait la médaille d'or.

Oui, j'adore ses dents. D'après Faustine, je serais capable d'écrire un poème à leur honneur. Et clairement, si je savais écrire, c'est ce que je ferais. Elles le valent bien.

– Vas-y, Fausty, fais pas ta prude. Elle me regardait ?

Ses yeux passent de moi à ce que j'imagine être Louise, avant de se lever vers le plafond.

– C'est pas une réponse, ça.

– T'es lourde.

– Comprend pas.

Elle soupire de tout son souffle. Puis lève à nouveau les mains, signe avec lenteur et application.

– T'es lourde. Et je sais que tu comprends.

– Nan, comprends pas.

– Menteuse.

J'éclate de rire, pendant qu'elle se laisse glisser le long du mur.

J'aurais beau dire ce que je veux, Faustine et moi, on a toujours trouvé le moyen de se comprendre. Sûrement parce que dès notre première rencontre, j'ai voulu devenir son amie. Le soir de notre première rencontre, j'ai commencé à apprendre la langue des signes. Y a pas à dire, j'ai bataillé pour devenir son amie, c'était pas une mince affaire. Mais y a pas de plus beau cadeau que son amitié.

A part peut-être Animal Crossing.

Non, quand même, Faustine vaut beaucoup mieux.

Enfin je crois.

Elle me tapote le bras du bout de son pied, me faisant sursauter.

– Quoi ?

– Retourne-toi, l'asticot.

– Hein ?

Ma voix se coince dans ma gorge, quand je croise le regard de Louise. Elle n'est qu'à quelques pas de nous, maintenant ; et son regard ne cesse de naviguer entre Faustine et moi.

– Dis, je me demandais...

– Oui ?

Je peux pas empêcher mon cœur de battre à tout rompre. Quatre mots à ajouter à cette liste si courte de nos discussions. J'ai l'impression d'avoir attendu ça toute ma vie. Et c'est long, une vie.

Son regard continue de passer de Faustine à moi, jusqu'à ce que mon amie finisse par se lever. Dans un geste exagérément révélateur, elle indique qu'elle retourne s'entraîner. Ce qu'elle ajoute n'est destiné qu'à moi seule ; heureusement que personne d'autre ne peut le comprendre, d'ailleurs.

– Qu'est-ce qu'elle a dit ?

Louise, encore. Je peux pas lui révéler la vérité, même si je déteste l'idée de lui mentir.

– Euh, juste que la pause est finie.

J'appuie d'un rire nerveux, absolument pas crédible. Toujours plus que la vérité, d'un autre côté. Faustine a toujours été particulièrement directe avec moi. Et ça fait des mois qu'elle me tanne pour que je révèle mes sentiments à Louise. L'avantage c'est que, comme personne ne fait le moindre effort pour la comprendre, on peut avoir des discussions secrète.

– Ça fait un moment que je voulais te demander si tu veux bien m'aider à apprendre la langue des signes ?

Ok, peut-être plus pour très longtemps.

Mon cerveau hurle : impossible, impossible, impossible ; ma bouche lâche :

– Hein ? Euh... pourquoi ?

Je sais pas si j'ai énormément de charisme de base, mais ce qui est sûr c'est qu'il tombe dans le négatif quand elle me parle. Ma répartie aussi. Et mon cerveau. En fait, chacun de ses mots me liquéfie un peu plus sur place. Encore un peu et il faudra me récupérer à la paille.

– J'aimerais bien pouvoir parler avec Faustine, aussi.

– Tu peux lui parler, tu sais. Elle est muette, pas sourde.

C'est bien, continue à traiter ta crush comme une idiote, c'est comme ça que tu vas conquérir son cœur.

Par chance, elle rigole. Point positif à ajouter à son honneur : elle a beaucoup d'auto-dérision. Et je crois qu'elle est incapable de se mettre en colère.

– Attends, je la refais : j'aimerais bien pouvoir la comprendre. Tu veux bien ?

Merde.

Merde, merde, merde, merde.

Je suis dans la merde.

– Oui, bien sûr.

Décidément, je suis incapable de réfléchir quand elle est dans les parages. Encore moins de lui dire non. Je connais Faustine, je sais qu'elle ne se censurera pas. Comment je vais faire, moi, quand elle va me balancer d'avouer mes sentiments, avec Louise juste à côté ? Je suis même persuadée qu'elle fera exprès ; elle adore m'embarrasser.

Plus qu'une solution, donc : m'enterrer vivante.

– C'est vrai ?

– Oui, oui.

– Merci beaucoup ! On en reparle sur messenger ?

– D'acc.

Et aussi simplement que ça, elle repart.

Aujourd'hui, on a probablement eu notre conversation la plus longue.

Pourquoi je mens ? C'était sans conteste la plus longue, oui.

Et au lieu de m'en réjouir, j'ai juste l'impression d'avoir une pierre dans l'estomac. Non, un bloc de granite. Du ciment en train de sécher. Un club de culturiste tout entier.

Dans tous les cas, c'est pas très agréable.

EquilibreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant