35 ILLUSION (SUITE)

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***

Antonio gara sa moto devant un immeuble abandonné. C'était une bâtisse dont la construction n'avait pas encore été achevée. Elle s'étendait sur deux étages, avec un toit ouvert. Le parpaing était encore trempé sous la pluie qui venait de l'arroser, et recouvert de lichens et de mousse par endroit. 

Le chirurgien traversa une barrière en grillage métallique sur laquelle était accrochée une pancarte rouge d'interdiction d'accès. Il contourna de vieilles bennes à ordure miteuses et empruntant les marches conduisant à l'étage supérieure. C'était là que Kotchenko lui avait donné rendez-vous.

La pluie semblait s'être estompée, au grand soulagement d'Antonio. Tous ses bandages étaient mouillés d'eau et de sang, certaines de ses plaies s'étant rouvertes. Mais il ne les sentait plus. Il ne sentait plus aucune douleur. Il carburait à l'adrénaline. Le docteur évita certains matériaux de construction qui jonchaient le sol bétonné _des barres de fer rouillées, des débris de briques brisées, des sacs de parpaings vides et à moitié enterrés_ et arriva bientôt sur le toit. 

Il traversa la porte rouge et fut pris de court par l'intensité des vents froids à cette hauteur. Sa robe d'hôpital bleue commençait à s'agiter sous l'effet de la brise glaciale. Il se sentit de la peine à avancer. Néanmoins, il ne tarda pas à distinguer Kotchenko adossé au balcon, un parapluie noir le protégeant des dernières gouttes de pluie. 

Florida en revanche était sous la pluie et le vent, à genoux devant son kidnappeur, les mains attachées dans son dos. Cette vision déchaîna la rage du père, qui avança d'un pas décidé vers son adversaire. Sa fille hurla, mais il entendit à peine sa voix, couverte par le brouhaha de l'orage à l'horizon.

— Très ponctuel, docteur, sourit le veuf aux cheveux rouges. J'espère que vous aimez l'endroit que j'ai choisi pour notre échange. Ça a quelque chose de malsain, quelque chose de mélodramatique.

— Libérez ma fille, ordonna Antonio. J'ai ce que vous voulez, alors libérez Florida. Tant qu'elle sera encore captive, je ne vous rendrais pas Matteo, tonna-t-il avec toute l'assurance du monde.

Après tout, il venait de trahir ses meilleurs amis. Il ne fallait pas que ce soit en vain. Kotchenko ricana sauvagement.

— Parce que tu crois être en pouvoir de négocier ?

Le détective privé souleva un badge de plastique noir qu'Antonio venait à peine de remarquer. Ce dernier écarquilla ses yeux tuméfiés. Kotchenko agrippa Nina Delacruz par les cheveux et la força à se relever. Elle émit un faible couinement, les mains également nouées dans le dos.

— Ça ne fait pas partie de notre accord, tonna Antonio d'une voix pétrifiée par le froid et la peur.

— Je lui ai proposé un marché. Me donner sa fille en échange de cinquante mille euros. Et juste pour un jour, en plus de ça. Devine quoi, elle a refusé.

Antonio fut pris d'une brève confusion, se demandant comment Kotchenko avait pu s'attendre à ce qu'elle accepte. Nina avait des tonnes de défauts, mais c'était une mère. Et elle aimait sa fille. Elle n'aurait jamais pu accepter pareil arrangement. Aucun parent n'aurait accepté ! Même pour le double du prix, lui-même n'aurait pas accepté.

— L'enfant, brailla le russe en tirant plus fort sur la chevelure blonde de Nina Delacruz.

Résigné, Antonio s'avança vers Kotchenko à lents pas. Ses chaussures claquaient rythmiquement dans l'eau stagnante, alors qu'il réduisait la distance entre le russe et lui. Un autre filet d'éclairs ébranla les cieux, alors qu'une odeur singulière de fumée envahit les airs.

— Tu n'étais pas obligé d'en arriver là, se morfondit le docteur, en regardant sa fille grelotter sous le froid automnal de cette fin de journée. Si tu avais un enfant, tu comprendrais quelles tortures sont miennes en cet instant.

— Avoir un enfant, dicta Kotchenko, c'est une telle faiblesse. Je suis heureux de ne plus connaitre ça...

Le chirurgien arriva à la hauteur de son ravisseur et lui remit le gamin endormi entre les mains. Kotchenko sourit, Antonio gémit. Aux yeux du monde, il venait de sceller une trahison, de détruire sa belle relation avec Léaina. Tout était fini, c'était la fin. Ils avaient perdu, Matteo allait finalement mourir. 

Kotchenko lui donna la permission de détacher les liens de sa fille, et il s'y jeta comme si c'était une question de vie ou de mort.

— Qu'allez-vous faire de lui ? demanda-t-il, Florida entre ses bras tremblants.

— J'ai une question bien plus sensée, docteur. Savez-vous à quelle vitesse arrive au sol, un corps quittant du haut d'un immeuble de dix-sept mètres ?

— Vous n'oserez pas...vous n'allez quand même pas...

— Dix-huit virgule trente-quatre kilomètre heure. Et à cette vitesse de chute, c'est...la mort...

— A quel point êtes-vous donc monstrueux ? C'est un enfant.

— A cause de lui, ma femme est morte. Je trouve que c'est justice. Tout en parlant, Kotchenko suspendit le gamin au-dessus du vide. Le ciel se zébrait de plus en plus d'éclairs, et les vents augmentaient en intensité.

— Ne faites pas ça, supplia Antonio en plaquant une main devant les yeux de sa fille.

— Ce n'est même pas votre fils, rigola le russe. Votre seule enfant est Florida. Vous pouvez arrêter cette comédie, on est entre nous, ici.

— Ce n'est pas de la comédie, s'indigna Antonio. J'aime ce gamin. Je vous en prie, ne faites pas ça. Ne le tuez pas...

— Il est trop tard, souffla Kotchenko. Et alors qu'il s'apprêtait à précipiter le gosse dans le vide, la porte du toit claqua. Quelqu'un venait d'entrer...

LIENS PARTAGÉS (WATTYS2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant