2 COMPÉTITION (SUITE)

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Pendant un instant, Jéricho Winchester se tût, et lissa ses cheveux gris qu'un coup de vent furtif avait ébouriffés. Puis il leva ses yeux dorés soulignés de rides, et les plongea dans ceux de son fils. A cause de la basse luminosité, ses traits paraissaient plus graves, plus fermes.

— On va faire ressusciter ta sœur.

Ramis regarda son père comme si ce dernier venait de lâcher la plus grosse connerie qu'il eut entendu de toute sa vie. Assurément, l'absence d'oxygène dans son cerveau avait tué quelques neurones, songea-t-il. La maladie était probablement plus grave que ce qu'il pensait.

— Qu'est-ce que tu dis, papa ?

— J'ai dit, nous allons faire ressusciter Ingrid...

***

À présent qu'il y était, Kalen réalisa à quel point son idée était mauvaise. Comment avait-il pu croire une seule seconde être capable d'intégrer le Smaken ? La plupart des chefs qui étaient à ses côtés s'étaient déjà faits un nom dans le monde de la haute gastronomie. Et lui. Qui était-il ? Un pauvre gars venu tout droit de Santorin et en quête d'un peu de luxe ? 

Oui, il ressemblait à ce genre de gars. Ou du moins, il était persuadé que tout le monde le voyait comme ce genre de gars. Il était loin à des années-lumière de la haute gastronomie. Et dans ce monde, les miracles ne se faisaient pas comme on les voyait à la télévision. 

Il ne suffisait pas d'agencer aléatoirement une série d'ingrédients, tout en priant le Dieu culinaire d'y déposer sa touche personnelle. Du talent. Encore du talent et rien que ça. Et lui, il n'en avait pas. Il était même très loin d'en avoir.

Alors que la voix placide du présentateur résonnait dans l'immense salle où il faisait une chaleur abominable, Kalen révisait mentalement sa recette. Il n'en avait pas besoin, certes. Il l'avait cuisiné une centaine de fois, si ce n'est plus. C'était le repas préféré de Mickael. Mais Mickael était mort. Et Kalen ne savait si la recette ne s'était pas effacée avec lui. 

Le Moussaka aux aubergines, un plat qu'il tenait de ses origines grecques. La recette était basique, ça il le savait. Il était loin du Carpaccio de flétan au foie gras et truffes que son voisin comptait concocter. Mais il cuisinait avec le cœur. Et même s'il trouvait cette phrase niaise et pathétique, il avait besoin de quelque chose à laquelle se raccrocher et le convaincre qu'il n'allait pas se planter. 

Parce qu'il ne devait pas se planter...

Lorsqu'on annonça l'entrée des trois juges, Kalen leva la tête de son plan de travail suréquipé. Le chef Jéricho Winchester précédait les deux autres. Un tonnerre d'applaudissement ponctua les pas du fondateur du Smaken. Malgré son âge avancé, il avait fière allure et imposait le respect rien que par son regard solennel. 

Il était suivi de très près par Ramis Winchester, mitraillé par les flashes des caméras. C'était la première fois que Kalen voyait le chef du Smaken de si près. Et bon sang, songea-t-il, ce gars aurait pu poser pour les plus grands magazines de New-York et devenir tout autant célèbre. Son visage demeurait fermé, et il avait le même regard perçant que son père. 

Kalen le détailla attentivement, presque impudiquement. « Du voyeurisme, songea-t-il lorsque son regard s'arrêta malgré lui sur l'entrejambe de Ramis, ce que je fais c'est du voyeurisme. » Mais son for intérieur essayait de le convaincre qu'il ne faisait que regarder. Il ne trahissait pas la mémoire de Mickael. 

Mickael qui l'avait trompé.

Lorsque le signal de départ fut donné, Kalen se lança dans la préparation de son plat. Il fallait qu'il donne tout ce qu'il avait dans le ventre. Il avait exécuté cette recette des milliers de fois, si bien que ses gestes étaient machinaux. 

Découper les aubergines, émincer les oignons, dorer la viande hachée dans de l'huile d'olive. Chaque étape était réalisée automatiquement. Ses mains étaient moites à cause du stress étouffant. Il n'arrivait même plus à respirer, trop grands étaient les enjeux. La vie de Matteo était en jeu.

Bientôt, plusieurs odeurs délicieuses se mélangèrent dans les airs, et Kalen se surprit même à déglutir à de nombreuses reprises. Il songea qu'il aurait dû déjeuner avant de sortir de la maison. Des gouttes de sueur ruisselaient sur son visage, rougi par la chaleur suffocante provoquée par les fours et les casseroles au feu. 

Dans toute la salle, on entendait le crépitement des condiments frais qu'on frisait dans de l'huile. Chaque étape ramenait Kalen à Mickael. Chaque odeur, chaque geste, chaque son étaient inscrits dans leur histoire. Le brun se souvint de ce temps lointain, où son mari et lui cuisinaient encore ensemble, s'embrassant sur le plan de cuisine alors que le repas brûlait dans le four électrique. 

C'étaient des moments heureux, des moments qui avaient à jamais marqué le cœur meurtri du brun. Et quand au bout de trois heures il termina la cuisson de son repas, il essuya une larme qui avait roulé sur sa joue.

Lorsqu'il fut appelé à présenter son plat aux juges, c'est le cœur lourd d'appréhension qu'il porta son plateau dans la seconde salle hors caméra.

— C'est une plaisanterie ? ricana sauvagement le troisième juge, celui qui remplaçait Ingrid Winchester cette année. Le cœur de Kalen tressauta dans sa poitrine.

— Les candidats sont de plus en plus mauvais, souleva Jéricho en se prenant la tête entre les mains, c'est à y perdre son latin. Monsieur...Lachenaie, le Smaken est un restaurant quatre étoiles. Vous osez nous servir un vulgaire gratin d'aubergines avec...des pommes frites ?

— C'est un plat de chez nous, et j'ai pen...

— Nous avons éconduit des candidats qui nous avaient pourtant cuisiné des véritables plats gastronomiques ! Des lasagnes à la bolognaise italienne, un bœuf sauté à la citronnelle...

— Une dinde au vin jaune et aux morilles, continua l'autre juge, du poulet thaï aux noix de cajou...

— Sans parler de ce dos de cabillaud au lait de coco et aux pamplemousses roses. De véritables plats de la haute gastronomie, expliqua Jéricho, mais à cause de quelques imperfections ils ont été recalés. Et toi, tu comptes rivaliser avec un gratin aux aubergines ?

— Je pense que si on n'a pas gouté, on ne peut rien en dire, coula Ramis, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis l'arrivée du Moussaka. 

Il n'avait pas quitté le plat fumant des yeux, il continuait de le fixer d'un air abasourdi, comme s'il s'agissait d'une personne qu'il n'avait pas revu depuis longtemps. Tous les juges le détaillèrent comme s'il avait perdu la tête. Son père se pencha vers lui.

— Il aurait pu nous faire des pâtes aux truffes noires, je l'aurais encore toléré, murmura le fondateur du Smaken. Mais ce gratin, c'est un scandale ! Une insulte !

— N'est-ce pas un plat comme tous les autres ? chuchota aussi Ramis Winchester sans quitter le plat vaporeux des yeux.

— Mais enfin...

— Goutons, coupa-t-il en s'emparant de sa fourchette.

Et il croqua une bouchée du gratin croustillant...



LIENS PARTAGÉS (WATTYS2020)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant