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Tristan

Je suivis mon père dans le couloir, la tradition voulait qu'il entrât en premier puisqu'il était l'actuel tenant du titre de Comte d'Armagnac. Il avait enfilé l'un de ses plus beaux habits, il tenait sans doute à faire une bonne impression puisqu'il attirerait plus l'attention sur lui qu'à l'accoutumée à cause de l'audience le matin même devant le Roi et toute sa cour réunie. Le Vicomte de Marsan nous avait mis dans un sacré embarras avec son orgueil mal placé.

La salle de réception était un lieu de faste à n'en pas douter. Les moulures dorées côtoyaient les lourdes et riches tentures, les parquets avaient été lustrés, les toiles au mur avaient sûrement été réalisées par les plus grands peintres de notre décennie. C'était bien la première fois que je voyais autant d'étalages de richesses et il n'était pas question que du lieu de la réception. Les femmes portaient leurs plus belles parures et les hommes leurs plus belles armes d'apparat. Chaque détail était fait pour impressionner rivaux ou alliés.

Et le seul que je voulais impressionner, c'était le Vicomte de Marsan. Je voulais lui faire une impression suffisamment forte pour qu'il renonçât définitivement à Héloïse, parce que je savais que pour l'instant ce n'était pas le cas. Mes yeux parcoururent la foule à sa recherche mais je n'aperçus même pas l'ombre d'un de ses cheveux. Il était peut-être trop tôt pour qu'il fût là.

- Je déteste leur attitude de vautours, grommela mon père pour que je puisse être le seul à entendre sa remarque. Ils attendent toujours que je sois déchu par le Roi...

En effet, mon père n'échappait pas aux regards des autres membres de la noblesse présents, et il semblait aussi alimenter bien des murmures. Mais toute cette agitation autour de sa personne finirait par se tasser naturellement lorsque ces charognards de la noblesse auraient trouvé un autre os à ronger. Ce qui ne tardait jamais à la cour du Roi. Il y avait toujours un Marquis ou une Duchesse surpris en position compromettante ou ambiguë dans les couloirs du château, un noble qui avait des mots avec un autre... ou même une naissance, un décès ou un mariage à commenter. Mais il fallait attendre qu'ils aient quelque chose à se mettre sous la dent avant qu'ils se détournassent de mon père et de moi et de cette divergence d'opinion avec le Vicomte de Marsan qui aurait pu mener à un duel.

Nous nous glissâmes au milieu des autres nobles, mon père distribua quelques sourires par-ci par-là tandis que nous avancions. Pendant ce temps, je cherchais du regard Héloïse pour lui voler encore quelques instants de sa présence. Nous n'avions pas été seuls depuis un peu plus d'un jour mais cela me paraissait déjà long. J'avais pris l'habitude qu'elle fut jamais trop loin de moi et surtout abordable, sans un Duc qui jouait les protecteurs.

- Messire d'Armagnac ?

Je me figeai en attendant ce ton suave m'interpeler. Je ne pensais pas l'entendre à nouveau, et à vrai dire je ne voulais pas l'entendre à nouveau. Elle faisait remonter des souvenirs que je voulais effacer, des actes que je souhaitais oublier tant j'en étais peu fier. Je me tournai pour faire face à la femme qui venait de m'appeler.

- Ma Dame la Comtesse de Nevers, je dois dire que je ne m'attendais pas à vous trouver ici.

La Comtesse s'avança vers moi, vêtue d'une robe d'un rouge carmin qui attirait facilement l'attention sur sa silhouette et certains de ses atouts. C'était ce qui avait du motiver son choix de robe connaissant sa coquetterie.

- Et je dois avouer que je ne m'attendais pas à vous voir défier le Vicomte de Marsan pour une simple domestique, Tristan d'Armagnac.

- Vous ne devez pas si bien me connaître que cela finalement.

- Détrompez vous Tristan, j'en ai vu plus sur vous que n'importe quelle autre femme.

Chose qui était tout à fait regrettable. Je n'avais eu de cesse de regretter mais je ne pouvais changer ce qui était déjà fait. La Comtesse me souriait mais ce n'était qu'un sourire d'apparence, elle faisait cela pour que notre discussion passât pour amicale aux yeux des autres. Mais ce n'était pas le cas, elle m'en voulait d'avoir cessé trop rapidement à son goût de visiter sa couche. Selon elle, je ne craignais rien et donc rien ne justifiait  que je cessasse d'être son amant. Oui elle était veuve depuis des années et n'était pas capable d'enfanter. Mais elle m'utilisait surtout pour son propre plaisir.

J'avais d'ailleurs compris après coup que je n'étais pas le seul à être tombé entre ses griffes, ce qui m'avait fait regretter encore plus mes mauvais choix. Avant moi, elle avait obtenu de l'attention et de l'affection de la part du fils du Duc de Bourgogne, à peine plus âgé que moi. Arriver à avoir de jeunes nobles dans son lit devait lui apporter une certaine assurance sur sa capacité à toujours être capable de séduire malgré les années qui s'écoulaient. Mais elle n'avait guère de considération pour ses jeunes amants, et habituellement c'était elle qui mettait fin à ses liaisons et non l'inverse. C'était certainement la raison pour laquelle elle m'en voulait : je l'avais prise de court en abrégeant notre relation.

- C'est ce que vous pensez, vous ne savez pas ce qu'il s'est passé ces deux dernières années pour ma part, Madame la Comtesse.

La Comtesse eut une moue de mépris en comprenant qu'elle n'avait pas le monopole sur ma personne. Je ne comptais pas me laisser faire une nouvelle fois et retomber dans ses filets comme si j'étais toujours le jeune jouvenceau de deux ans auparavant. Et puis en y regardant de près, je ne savais ce qui avait pu l'espace d'un instant attiser un désir chez moi à une époque visiblement révolue.

- Il me semble inutile de poursuivre cette conversation, bonne soirée Madame la Comtesse.

Je la laissai seule et complètement hébétée par ma franchise. Je n'allais pas enrober dans des couches de prévenance et de politesse ce que je pensais, je ne voulais pas lui parler. C'était une toute autre femme que je cherchais dans la foule.

Frédéric me rejoignit, l'air légèrement préoccupé. Il m'avoua qu'il cherchait sa sœur et qu'il était inquiet car il n'avait vu ni elle ni le Vicomte de Marsan. Il réajusta le col de sa chemise tout en parcourant à nouveau la foule des yeux et je sentis la même angoisse que lui me prendre au ventre. Le Vicomte n'aurait tout de même pas tenté quelque chose malgré la mise en garde du Duc d'Orléans ? Après tout, il n'était pas réputé pour sa bienveillance dans le coin du Royaume de France d'où je venais, bien que la Cour ne vit que du feu à ses sourires hypocrites et ses politesses lâchées du bout des lèvres en présence d'autres nobles.

- Le Duc d'Orléans n'est pas là non plus, nous nous inquiétons peut-être pour rien, marmonna Frédéric à ma droite.

Je secouai la tête, incertain.

- Je ne serais sûr que tout va bien que lorsque je l'aurais en parfaite santé dans mon champ de vision. Et ce n'est absolument pas le cas pour l'instant.

- Un retard ? Héloïse n'est pas connue pour sa ponctualité.

J'eus un petit sourire en entendant la remarque de mon ami.

- Je ne te le fais pas dire...

Le silence gagna tout à coup la salle et les regards convergèrent dans la direction opposée à celle où nous regardions avec Frédéric. Nous nous retournâmes en même temps pour voir ce qui avait réussi à susciter un tel silence chez autant de nobles du Royaume de France.

Mon cœur rata un battement en croisant le regard clair qui m'obsédait, puis un second en découvrant toute la toilette que portait Héloïse au bras du Duc d'Orléans. Elle resplendissait, sa robe la faisait rayonner dans toute la salle, les broderies dorées accrochaient la lumière des bougies. Elle s'avança, plus gracieuse que jamais, la main posée sur le bras du Duc d'Orléans. Proclamer qu'à cet instant je n'étais point jaloux aurait été un mensonge considérable. Je crevais d'envie de l'avoir à mon bras, la présentant ainsi aux yeux de tous comme un cœur conquis et une main qui n'était plus à prendre. Mais je ne pouvais rien faire de tout cela, j'avais à peine le droit de commencer à lui faire la cour, et encore, je devais m'en assurer auprès du Duc d'Orléans qui l'avait prise sous son aile.

Je ne comprenais d'ailleurs pas cette position du Duc. Pourquoi prenait-il sous sa protection une jeune fille orpheline, qui de plus était sans titre ? Il était marié donc il ne pouvait espérer avoir sa main. Bon nombre de nobles autour de moi avait déjà spéculé sur une possible future maîtresse mais je ne voulais y croire. Héloïse m'avait juré que je me méprenais lorsque j'avais malencontreusement osé émettre cette idée et je lui faisais confiance. Alors pourquoi le Duc d'Orléans s'évertuait-il à la protéger ? Et où était le père d'Héloïse qu'elle venait chercher?

Héloïse ou Le double jeuWhere stories live. Discover now