Les cinq soldats du bambou, par Lynkha3

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L'extrait - Les cinq soldats du bambou par Lynkha3
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Cíqiǎo resserre les pans de son épais manteau de laine sur son chángpáo pour chasser le vent hivernal. Les premières neiges ne sauraient plus tarder. Le froid qui s’insinue dans ses vieux os et fait souffrir ses articulations laisse même présager quelques flocons pour ce soir. Elle baisse la tête et ramène machinalement derrière son oreille une mèche ourlée de gris, échappée de sa longue tresse. Que n’a-t-elle écouté sa fille Chánzhé et emporté sa toque ! Elle a voulu faire la coquette pour se rendre au palais et a refusé de ressembler à une barbare des steppes.

La petite silhouette trapue se faufile dans les rues encombrées par les étals, les palanquins et la foule de fêtards, insensible à l’agitation enfiévrée de la capitale. Bien d’autres préoccupations tournoient dans ses pensées depuis que le messager royal a frappé à sa porte. Quel sens accorder à cette convocation ? Que peut bien lui vouloir Lumière Éternelle après tout ce temps ? La curiosité inévitable qui la tenaille ne parvient pas à effacer une certaine appréhension.

Autour d’elle, l’effervescence bat son plein. En cette onzième lune de l’année du Chien de Métal, que les historiens recensent comme l’an 882 de cette dynastie Zhōu moribonde, les habitants se préparent à fêter en grande liesse le début de la vingt-cinquième année de règne du roi. Ils ont suspendu aux maisons des lampions de toile colorés. Des effigies à la gloire des sept héros de la Bataille du Sorcier au Bì de Jade ornent chaque carrefour de la ville. Les marchands ambulants vendent amulettes et statuettes pour commémorer l’événement. Dans les demeures somptueuses, les cuisiniers s’affairent déjà à la préparation du repas de fête.

Tous ont motif à se réjouir : vingt-quatre années de règne, vingt-quatre années de prospérité sans précédent.

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L'avis
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Je suis assez impressionnée par la rapidité avec laquelle je suis entrée dans cet univers. Je lirais la suite avec beaucoup de plaisir ! 

Écrivant ces avis, je me rends compte que s’il m’est assez simple de comprendre pourquoi je n’aime pas un extrait, analyser pourquoi je l’aime est une autre paire de manches ! Mais une paire de manches extrêmement instructive que je conseille à n’importe qui tant c’est instructif pour sa propre pratique. Merci, donc, de me laisser faire ce petit moment de “retro-engineering” sur ton texte :)

Qu’est-ce qui fait que j'accroche, donc ? Déjà, on est dès le début ancré dans une réalité tangible (il fait froid, le personnage ressert son manteau) mais exotique (du fait des noms, que je serais incapable de prononcer). Plus que dans la réalité, on est tout de suite placé dans le point de vue du personnage, dans ses réflexions, ce qui permet une caractérisation efficace, mais subtile : le personnage est une vieille femme, on le comprend sans que cela ne soit jamais indiqué explicitement. On comprend aussi qu’elle a, ou a du avoir, une certaine habitude de la cour, par le passé : sa volonté de ne pas passer pour une barbare, et puis le “après tout ce temps” qui sous entends qu’elle a déjà fréquenté la cour où elle se rend. La série de questions tombe à point nommé pour créer une tension, une intrigue à laquelle on souhaite s’accrocher : bha oui, tiens, c’est vrai, ça, c’est inquiétant, cette convocation au palais. 

Mais je pense que ce qui m’a le plus plu ici, ce sont les descriptions, et leur articulation avec le point de vue narratif rapproché qui nous fait adopter le regard de la vieille femme, tout en nous livrant une ambiance et un univers riche et coloré. 

Ah ! Si vous cherchez un instruction pour les prochains avis... Il n'y en aura par dans cet avis !

Seul bémol de l’extrait, selon moi, ce passage : “que les historiens recensent comme l’an 882 de cette dynastie Zhōu moribonde”. Il est, à mon avis, problématique, car il relève d’une narration omnisciente alors que tout le reste ne l’est pas. Ça m’a provoqué un sacré décrochage, au point de me demander si c’était les historiens de l’époque du livre qui nommaient la période de la sorte - mais en doutant fortement qu’un monarque ait toléré que des hommes de science appellent “moribonde” la période de son règne. J’étais en Chine - ou autre pays asiatique -  à une époque ancienne (que je suis incapable d’identifier parce que je n’ai que peu de culture sur l’histoire de ces pays) mais délicieusement colorée et exotique et d’un coup, décrochage, rembobinage de la machine à voyager dans le temps : je m’explose sur le pavé de notre époque contemporaine ! 

Je ne sais pas si tu tiens à cette précision, mais je pense qu’elle est inutile. Déjà, la phrase fonctionne très bien sans, ensuite, même si le mot “moribond” de la période offre une ironie dramatique intéressante, je pense que ce n’est pas suffisant pour justifier ce décrochage de point de vue et dézoom temporel brutal. En outre, je trouve qu’on perçoit cette ironie (tout à l’air d’aller bien… mais peut être que non en fin de compte) de façon très subtile en faisant le parallèle entre les questions plutôt anxieuses du personnage et le côté foisonnant et opulent de la fête. 

Enfin, ce n’est, à mon avis, vraiment pas grave si ton lecteur n’identifie pas immédiatement qu’il se trouve à une période historique précise. Je me souviens avoir mis plus d’un demi-livre à réaliser que “Le Clan des Otoris” était basé sur le japon féodal. Ça m’avait émerveillée de le découvrir par moi-même et j’avais adoré chercher de moi-même d’autres infos sur la période. 

Parenthèse sur l’ironie dramatique, qu’à mon avis je n’ai pas besoin de te présenter, mais qui pourrait être instructive pour d’autres lecteurs - j’avoue, j’essaie aussi de caser un concept narratif par avis, et là, ça s’y prête bien.

L’ironie dramatique, donc, c’est quand le lecteur, de par sa position extradiégétique de lecteur, sait quelque chose que les personnages ignorent. L’exemple parfait, c’est la prélogie Stars Wars : si l’histoire raconte comment un petit garçon est devenu Jedi, les spectateurs ayant vu les trois plus anciens films savent qu’il s’agit en fait de savoir comment est né le méchant ultime de la saga. 

On peut imaginer des dizaines de façon d’utiliser l’ironie dramatique, comme ressort de tension (“le lecteur sait qu'un personnage est en danger, mais les autres personnages l’ignorent”) ou de comédie (“le lecteur sait que l’amant est dans le placard, mais pas le mari !”). Dans cet extrait, l’ironie vient du fait qu’il y a probablement une bonne raison pour que des historiens modernes aient nommé cette période “moribonde”, ce qui contraste avec l’idée de vingt-quatre années de règne et de prospérité sans précédent… ainsi, le lecteur sait que ça risque fort de se dégrader rapidement, ce qui, bien sûr, les personnages ignorent.

Mais bon, à nouveau, je ne pense pas que ça soit très heureux employé ici, car si tout se passait à merveille, il n’y aurait sans doute pas d’aventure à raconter ;) 

En conclusion : attention aux décrochages de point de vue - soit c’est omniscient, soit ça ne l’est pas, mais si ça l’est il faut que ça soit clair dès le début et non une surprise entre deux-points de vue plus rapprochés. Mais sinon, c’est du petit lait ! 

1800 signes - avis sur vos débuts de romansOn viuen les histories. Descobreix ara