La déchirure

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Je suis en salle de classe d'anglais, un vendredi matin, quand la secrétaire de l'IUT frappe à la porte. Elle entre dans la classe et d'un ton un peu paniqué elle demande que Patricia se rende dans son bureau, un appel téléphonique très important l'attend. Les regards de mes camarades de classe se posent sur moi et à ce moment-là, je ne sais pourquoi mais je sens qu'il est arrivé quelque chose de grave dans ma famille. Dans les couloirs qui me mènent au secrétariat, j'imagine que c'est peut-être une de mes deux grands-mères qui est décédée. Après tout, c'est plutôt dans la suite logique des choses. Je la suis dans son bureau et elle me tend alors le combiné.

J'entends mon père à l'autre bout de la ligne, ou tout du moins j'entends ses larmes qui étouffent ses paroles, il ne peut me parler :

- Papa, que se passe-t-il ? pourquoi tu ne dis rien ?

Il ne pouvait pas parler et je retenais mon souffle à son silence trop intense. Mon cœur s'accélère, il est arrivé quelque chose de très grave. Il est arrivé quelque chose qui ne peut se prononcer tellement la nouvelle doit être affreuse. Je commence à avoir peur de ce qu'il va me dire et dans ma tête mes pensées vont de l'un à l'autre des membres de ma famille comme une balle de pingpong. Qui a mal ? Qui a quelque chose de grave ? Quelle personne est concernée par ce lourd silence ? Dans son silence étouffé je sens la gravité de la situation et il lâche un nom, un seul, et qui bouleverse l'ordre des choses, un nom qui ne pouvait se trouver sur ma liste. Un nom qui annonce notre fin du monde :

- Christian..." lâche-t-il avant de s'étouffer dans un sanglot.

Je cris

- Quoi ? que lui arrive-t-il ? qu'est-ce qu'il a ? Il est à l'hôpital ? Pourquoi ? Que se passe-t-il ?"

Au bout de la ligne, il ne peut me répondre. Quelques secondes d'angoisse, quelqu'un d'autre se saisit du combiné, c'est notre voisin et ami qui m'annonce la suite

- C'est Christian, il a eu un accident cette nuit, il est à l'hôpital"

Et là je hurle au téléphone "non pas Christian, pas Christian !!!". Je craque, je tremble, le monde autour de moi s'effondre. Je répète comme une folle "non pas Christian" et les deux secrétaires de l'IUT me regardent sans rien pouvoir faire à ma douleur. Mon frère est à l'hôpital et je suis loin de lui. Mon frère est à l'hôpital, lui qui est à la jeunesse de sa vie, pourquoi lui ? Puis j'ai ma mère au téléphone qui me dit de venir le plus rapidement possible. Quelqu'un pourrait me chercher mais c'est plus prudent de prendre les transports ferroviaires. Je lui demande si c'est grave et elle ne peut me répondre autre chose que ces quelques mots :

- L'accident s'est passé hier soir, près de la maison.

Elle me demande de les rappeler quand je serai arrivée dans mon studio et de lui dire les horaires d'arrivée à la gare. Elle me dit que Fabrice, mon grand frère arrive de Brest avec sa femme. Ils seront là en fin de journée.

Je raccroche le téléphone, je suis sonnée, paniquée. Je me sens si loin de ma famille, de mon frère, si seule dans cette ville, si inutile. Je ne sais pas ce qu'il a. Je sais juste qu'il a eu un accident et que si notre voisin est à la maison, si Fabrice arrive de Brest, c'est que la situation est très grave. La secrétaire se propose de chercher mon sac dans la salle de classe, l'autre de m'amener à la gare. Je ne peux de toute façon pas partir directement comme ça sans affaire et sans avoir les horaires de départ du train. Je rentre alors chez moi à pied, en courant. Je n'ai qu'une seule pensée qui ne cesse de grandir en moi :

- Christian, tiens bon, je t'en supplie, tiens bon, ne lâche pas. Tu n'as pas le droit de partir maintenant.

Toutes mes pensées à compter de ce moment sont pour lui et lui seule. Je ne vois pas le bus qui passe à mes côtés et les gens interloqués de me voir courir ainsi à perdre le souffle et le visage grimaçant de douleur, les tripes qui se serrent, le cœur qui saigne. Je sens mon corps qui perd pied, qui a du mal à trouver son souffle et le retour jusqu'à mon studio est interminable. Je ne veux pas pleurer. Pas là, en pleine rue. Les larmes qui viennent, je les emprisonne au fond de ma gorge et l'air que j'ai besoin pour maintenir ma course folle, a du mal à circuler. Ma vue devient floue. Quand je marche pour reprendre mon souffle, j'ordonne à mon corps de courir :

N'oublie pas mon frèreWhere stories live. Discover now