La vie ne tient qu'à un fil

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J’ai les mains tremblantes. Mon beau journal, j’ai peur de le perdre. Je suis animatrice de colo, je ne devrais pas être dans cet état. Je ne devrais pas avoir à gérer mon petit-ami qui est à l’autre bout de la France en haut d’un pont à l’autre bout du fil. J’ai peur. Comment empêche-t-on quelqu’un de mettre fin à ses jours ? Je ne veux pas le perdre. Non. Je ne peux pas le perdre. 
 
"Chaque parole a ses conséquences, chaque silence aussi"  
Jean-Paul Sartre 
 
Les mains moites, les yeux embués, deux longs sillons humides sur mes joues, le corps tremblant de toute part, la respiration haletante, je martelais avec hargne les touches de mon téléphone. Les lettres défilaient à toute vitesse devant mon regard empli de tant d'émotions : rage, haine, tristesse, désespoir, mélancolie, peur, inquiétude, amour. Bien trop de sentiments pour ce bout de femme si frêle que j'étais. 
J'étais postée là sur ce lit, abattue, ce que je tenais entre mes mains me semblait plus précieux que le graal. Cet objet avait aussi bien le pouvoir de sauver une vie que de précipiter une âme vers les abysses devant lesquelles elle hésitait. 
Que faisais-je dans cette pièce ? Si fragile face à ceux dont j'avais la charge, ceux à qui je devais sourire chaque jour, ceux dont je devais m'occuper ? 
Alors je me levai, prétextant une inquiétude quant à la réaction de mes collègues face à ma présence dans cette pièce. 
Je fuyais tout bonnement pour m'isoler. 
Branchant à une prise mon téléphone, dernier lien me permettant d'espérer revoir ces yeux bleus que j'aimais tant, je laissai enfin les sentiments aller. Mes barrières sautèrent et de lourdes larmes coulèrent le long de mes joues. 
Mes paupières étaient plus lourdes que jamais, la fatigue me tiraillait, mais je me devais de tenir, de faire bonne figure, de paraître faible, forte, sèche et douce. 
Chaque mot que j'écrivais, chaque lettre que je tapais, rythmait ma fréquence cardiaque, accélérait ma respiration. 
Je pris soudainement conscience du pouvoir qu'il me confiait, et c'était effrayant. 
Une décharge traversa mon corps dans son entièreté, je venais de recevoir sur mes fragiles épaules un poids titanesque. 
Atlas, peu d'âmes ne te comprendront comme moi en cet instant. 
Une cage me comprimait la poitrine, ma respiration se faisait plus dure, l'étau se resserrait et mon corps me le faisait entendre violemment. 
Je devais me calmer, passer outre cette sensation infernale, reprendre mon souffle, instaurer la paix en mon sein, rassembler mes dernières forces. 
Je le savais, le plus dur était à venir. Tout cela n'était pas une partie de plaisir, un petit jeu à prendre à la légère, non c'était une épreuve de force, bien trop dangereuse à mon goût. 
Alors, je fermai les yeux et pris une grande inspiration. Si je faisais un pas de côté, c'était fini. J'imposai à mon cerveau une mélodie calme et sereine pour me préparer et rouvris les yeux. Avant de m'élancer dans la bataille, je passai entre mes doigts la médaille accrochée à mon bracelet, c'était devenu un réflexe lorsque j'avais besoin de force, de réconfort, de soutien. Au fond, je savais les enjeux de ce combat, je savais que j'étais la seule à posséder les clefs permettant d'éviter un drame et tout cela me terrifiait terriblement. 
 
À cet instant, il n'y avait plus que lui dans mon esprit, 
Lui et ce pont, 
Lui bien trop près de l'eau à mon goût. 
Il y avait lui, 
Il y avait moi, Il y avait nous, Et la peur. 
 
Alors dans ma détresse, je puisai au plus profond de moi le reste de courage que j'avais pour me lancer dans cette joute mortelle. 
Les secondes me semblaient des heures, les minutes éternelles, j'aurais souhaité le prendre dans mes bras pour le réconforter. Le plaquer contre mon corps avec toute ma tendresse pour pouvoir l'éloigner doucement de cet endroit maudit tandis que je passerais ma main dans ses cheveux pour l'apaiser et essuyer les larmes qui coulaient le long de ses douces joues. 
Mais je ne pouvais. Je n'avais que mes mots pour tout changer. 
Je menais la barque et savais que je m'adonnais à un jeu dangereux, que la mise était bien trop importante. J'avais tout à perdre, tout à gagner, c'était quitte ou double, tout ou rien. Je me devais d'être la meilleure joueuse, d'user de mes mots avec finesse, de savoir manier mes pions avec intelligence, je devais mêler prudence, délicatesse, puissance et amour. 
 
J'avais les cartes en mains et je jouais gros, très gros. 
Les doigts tremblants, je déplaçais ma reine pour qu'elle reprenne son roi. La partie était finie, échec et mat, j'avais gagné. 
 
Je pouvais enfin souffler. 
La victoire était mon repos, ma délivrance. 
Je sentis mon corps se relâcher. La cage qui me bloquait les poumons se volatiliser me laissant respirer en paix, mon rythme cardiaque s'était calmé, les tremblements avaient disparu. Je me rendis compte de la tension qu'avaient subi mes muscles lorsqu'ils se décontractèrent m'arrachant un râle qui mélangeait douleur et soulagement. 
C'était fini, je pouvais enfin avoir l'âme en paix. 
Après un long soupir, je fus prise par une fatigue assommante, je tombais de fatigue, je ne tenais plus rien. Mes bras ballants je laissais échapper un bâillement las et bruyant. Mes paupières se fermaient seules sous la puissance de l'influence de Morphée. 
 
J'avais remporté la partie, enfin. Je sentais la légèreté de savoir mon ange en sûreté.  
Mon acharnement n'était pas vain  
J'avais rafflé la mise et rangeais mes cartes, réorganisant ainsi mes pensées pour retrouver la sérénité.  
J'avais du mal à réaliser que je venais de "sauver" une vie, de l'empêcher de finir engloutie dans les limbes de l'oubli.  
J'avais préservé une âme de la mort, l'âme la plus importante de toutes pour moi,  
Celle qui faisait chavirer mon coeur, Celle qui me mettait du baume au cœur,  Sa vie. 
Et rien ne m'importait plus. 

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