Partie 34

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A la veille des noces de l'héritier du Trône de Saillans, aux prémices des premières festivités après une guerre meurtrière, tout Estran vibrait au rythme des préparatifs. Garance prit son repas dans sa chambre puis n'y tenant plus à rester enfermée dans sa chambre, elle se faufila jusqu'à la bibliothèque. S'assurant que la pièce était vide, elle referma discrètement la porte puis s'effondra sur le vaste et profond canapé. Faisant face à la cheminée éteinte, elle poussa un soupir de soulagement. Elle ne supportait plus l'agitation fébrile du château. Elle avait la sensation d'être entraînée dans le tourbillon d'événements qui la dépassaient. Elle avait besoin de paix, il fallait qu'elle retrouve ses esprits avant la cérémonie du lendemain. Elle prit l'un des ouvrages qui trônait sur le guéridon. Elle l'ouvrit, déterminée à s'y plonger pour oublier les milliers de pensées qui la submergeaient. Mais elle fut incapable de retenir ne serait-ce que le titre. Eliam était rentré depuis cinq jours, elle ne l'avait croisé qu'à deux reprises, à chaque fois il était complètement ivre. Ils semblaient tous deux déterminés à s'éviter. Cela convenait tout à fait à Garance, mais c'était sans compter sur Galahaad qui voulait que son frère et sa fiancée se réconcilient. La jeune femme en perdait le sommeil, alors que le regard incandescent d'Eliam la brûlait jusqu'à l'âme chaque fois qu'elle fermait les yeux. Comment pouvait-il se permettre de la consumer de cette manière alors qu'il l'avait rejetée quelques semaines auparavant ? Il n'en avait tout simplement pas le droit. Alors que l'épuisement venait enfin à bout de ses forces, elle se blottit au creux du fauteuil, et laissa le sommeil glisser sur elle, hantée par le regard azur d'Eliam.

Eliam s'engouffra dans la bibliothèque aussi vite qu'il put. Il poussa un profond soupir de soulagement la tête posée contre la porte. Avec un peu de chance, il allait échapper au regard inquisiteur et aux questions incessantes de sa mère pour quelques heures, le tout accompagné d'une bouteille de whisky. Il se retourna, s'adossa à la porte le temps de se servir un verre. Encore quelques jours et il pourrait fuir la prison qu'était devenu le château de son enfance. Il avala un verre cul-sec, bénissant l'alcool et sa dose d'oubli quotidien. Ne pas pouvoir l'approcher, avoir l'interdiction de la désirer, tenter de la détester était encore plus difficile à supporter en sachant que Garance était sous le même toit que lui. Il passait chaque nuit dans une taverne à s'enivrer jusqu'au matin pour résister à la tentation de la rejoindre, dormait le matin et reprenait sa descente aux enfers dès le réveil pour ne pas céder au besoin de lui avouer la puissance de son désir. Le cauchemar s'additionnait à la nécessité de fuir une mère inquisitrice, un futur marié rayonnant, le tout saupoudré d'une bonne dose de son cynisme habituel pour donner le change. Pour une fois dans sa vie, la seule personne qu'il ne fuyait pas était son père. Il avala une seconde rasade d'alcool, avant de réaliser que le sort ne lui épargnait absolument rien : Garance gisait sur le canapé, seule, abandonnée, fragile. Son cœur s'arrêta alors que son verre glissait de sa main pour s'écraser avec fracas sur le sol de granit. Eliam vit la jeune femme s'éveiller en sursaut, se redresser brusquement, laissant tomber un livre au sol. Elle parcourut la pièce du regard, hagarde. Puis ses prunelles de cendre se posèrent sur Eliam, figées. Les deux jeunes gens se toisèrent un instant, muets, pétrifiés. Puis Eliam fit volte-face, la main sur la poignée.

- Reste.

Le sang du jeune homme se glaça, alors que ce mot glissait sur sa peau, son dos se couvrit d'une désagréable sueur froide, anticipation d'un sombre danger. Il prit une profonde respiration, figea un sourire narquois sur ses lèvres et se retourna :

- Je ne suis pas assez ivre pour être de bonne compagnie, dit-il avec cette ironie qui faisait partie de lui.

Mais Garance n'était pas dupe, elle savait qu'elle était feinte, car elle lisait la douleur au fond de ses prunelles azur, au fond de ses yeux qui refusaient de sourire. A cet instant et même si cela ne la concernait pas elle voulait savoir ce qui le hantait.

- Il faut que l'on parle, Galahaad ne supporte pas notre mésentente, nous devons faire un effort.

Le jeune homme fit le tour du siège et s'adossa avec nonchalance au manteau de la cheminée, face à Garance.

- Ça n'a pas d'importance, il connaît mon caractère irascible. Et puis dans quelques jours je serai loin d'ici. Tu n'auras plus à me supporter, répondit-il en plongeant son regard dans le sien, avant d'avaler une longue rasade de whisky au goulot.

- Est-ce moi ou bien toi qui ne supporte pas la vue de l'autre ? Es-tu obligé de t'enivrer jour et nuit pour pouvoir poser tes yeux sur moi ? demanda-t-elle alors que la fureur s'emparait d'elle.

- Tu es d'une perspicacité...petite princesse ! répondit-il, tout sourire, ramenant la bouteille à ses lèvres.

A cette dernière injonction, la boule de douleur, de rage, de fatigue nichée au creux du ventre de la jeune femme depuis des jours remonta jusqu'à sa gorge, diffusant un océan de lave brûlante dans chacune de ses cellules. Elle bondit du siège, saisit la bouteille qui collait encore aux lèvres du Prince et sous son regard stupéfait l'envoya s'écraser conte le mur. Le fracas sembla le sortir de son néant, ses yeux azur brillant d'une flamme que Garance n'avait pas vu depuis des jours.

- Je t'interdis de m'appeler comme cela, gronda-t-elle en levant la main avec la ferme intention de lui assener un peu de la douleur qui lui déchirait les entrailles.

Mais le jeune homme ayant brusquement récupéré ses esprits attrapa son bras au vol, le serrant à le briser, il vit alors ces yeux qui le mettaient au supplice se remplir de larmes. Quelques centimètres le séparaient de ce corps qui le hantait, de ce visage d'ange qui habitait chacun de ses rêves.

- Lâche-moi, souffla la jeune femme entre les dents.

- Tu ne comprends donc rien ! grogna Eliam alors qu'il saisissait l'autre main de la jeune femme, la forçant à reculer, une lueur de folie dans les yeux, tu ne comprends vraiment rien ! ajouta-t-il alors que Garance s'effondrait sur le canapé, Eliam la recouvrant de tout son corps.

Il lui lança un dernier regard où les iris étaient dilatés au maximum. Douleur, rage, désir, désespoir. Garance l'ignora jusqu'à ce que les lèvres d'Eliam ne s'emparent des siennes avec fureur. Alors que sa bouche goûtait la saveur iodée et alcoolisée de celle du Prince, elle eut pour la première fois depuis des jours le sentiment d'être là où elle devait être. C'était un baiser brutal, oublieux de toute bienséance, de toute convenance, empreint d'une animalité qui n'appartenait qu'à Eliam, empli d'une fureur de vivre et d'aimer qu'elle seule pouvait réveiller en lui. Même s'il commettait une erreur impardonnable, il se nourrissait de l'essence de sa vie, du parfum de lavande de la seule femme qui avait donné un sens à sa vie, puis réduit son âme au néant, et le mènerait à sa perte.

Le temps glissa sur eux comme les nuages dans un ciel d'été : inexistant. Ils roulèrent sur le sol sans qu'ils ne s'autorisent à desceller leurs lèvres.

- Je t'aime, murmura Eliam tandis qu'il enfouissait son visage dans la soie de ses cheveux dénoués.

La jeune femme s'agrippa un peu plus aux immenses épaules d'Eliam.

- Je t'aime, mais tu as fait le bon choix. Epouses Gal et sois heureuse, dit-il alors que la jeune femme étouffait un sanglot, noyée dans la chaleur de son torse.

- Je l'épouserai... mais c'est toi... que j'aime.

Eliam resta un instant silencieux, puis la serra un peu plus fort contre lui.

- Tu seras la seule femme de ma vie mais je ferai en sorte que tu m'oublies, je partirai après tes noces pour ne jamais revenir.

Eliam donna un dernier baiser à Garance, avant de se détacher d'elle. Il se leva et quitta la pièce sans un mot de plus. La jeune femme se redressa, lissa son corsage, puis sa jupe et sécha ses larmes du revers de la main.

Ses doigts glissèrent sur ses lèvres gonflées par les baisers d'Eliam. Demain, elle sera la femme qu'elle se devait d'être, elle deviendra l'épouse que Galahaad désirait, elle commencerait le long chemin pour récupérer Elenith. Mais alors qu'elle regardait la journée s'éteindre sur Saillans, il lui restait une nuit pour appartenir à l'homme qu'elle aimait.

Les Royaumes d'Eredjan 1 - La Princesse de CendreWhere stories live. Discover now