Autour de cette survivante se dressaient des bâtisses perdues. Certains avaient leurs portes enfoncées ; elles pendaient, lamentables, tordues dans l'ouverture. Certaines vitres étaient brisées, des impacts plus sombres mouchetaient les murs et l'herbe avait été labourée par les roues silencieuses des camions. Ce triste tableau n'était autre que sa première escale. Après repos et réflexion, Erin repartirait, comme prévu, vers la zone industrielle, avec Meïron ou seule. Chaque maison possédait son jardin et, pour certaines, sa clôture. Quelques parterres étaient marqués par les pneus des véhicules discrets du CSA. D'autres étaient creusés par les pas de néostèmes en fuite. Rien n'indiquait qui s'en était sorti et qui avait été emmené. Les portes étaient couvertes des banderoles vert et noir iconiques des scellés. Elles étaient les témoins des familles chassées. Erin essayait de ne pas réfléchir aux tristes destins de ces gens pour se concentrer sur sa survie.

Elle choisit une maison plus enfoncée dans son jardin, cachée par des arbres fruitiers. Un pomansier se distingua, les fruits n'étaient pas encore mûrs, mais ses fleurs perçaient l'ombre tombante. Leurs pétales orange, dentelés et bordés de rose laissaient échapper une odeur sucrée qui rappela à la néostème le goût unique de leurs fruits. Il lui était devenu impossible de le décrire, mais le simple souvenir du plaisir gustatif qu'elle avait pu ressentir en mordant dans la chair juteuse la fit saliver. Face à ces pensées appétissantes, son estomac se réveilla. S'en suivit une réaction en chaine : sa fatigue accumulée remonta de ses jambes à sa tête, et lui provoqua une migraine atroce ainsi que de violentes nausées. Sa vue se flouta et ses mouvements devinrent maladroits. Sonnée, Erin s'empressa de gagner son nouvel abri. Elle fit le tour du bâtiment jusqu'à trouver la porte arrière, ouverte, mais intacte. Peut-être que les propriétaires avaient pu s'enfuir finalement.

Avant de pénétrer dans la maison, la jeune femme observa une dernière fois les alentours. Derrière les clôtures, elle pouvait voir les demeures hautes et luisantes des beaux quartiers. Plus son regard s'enfonçait dans l'horizon, plus la richesse des habitations s'élevait et brillait. Le levant se reflétait sur leurs arrêtes. Les yeux d'Erin descendirent et rencontraient les taches noires des classes modestes jusqu'à entrevoir le haut des toits irréguliers de ses habituels bas quartiers. Ils lui paraissaient bien loin, ses amis protecteurs. Elle ne pouvait compter sur les asphaltes propres des faubourgs voisins, mais surtout sur les restes étriqués des voies ogivales, grignotés par les maisons. Ces petits passages seraient sa chance. Une partie d'elle remercia la première révolution industrielle et son désir de communication, traduit par des bâtiments rarement accolés : la ville avait vendu sa sagesse surannée pour un labyrinthe incohérent formé par un méli-mélo de castes concomitantes. Les révolutions suivantes avaient fait s'élever et briller la richesse, sans pour autant réussir à gommer ni briser ce salmigondis, donnant ces abords de mosaïque si spécifiques à Abriale.

La porte arrière ouvrait sur une buanderie. Une étagère était en travers et plusieurs paniers de linge se trouvaient renversés. Erin usa ses maigres forces pour redresser le meuble. Une machine à laver ainsi qu'un sèche-linge prenaient la poussière pendant que des vêtements gisaient sur un étendoir. La moisissure ambiante dégageait une odeur collante de lessive et d'humidité alors qu'un nuage poisseux stagnait. La cuisine était dans un état pire encore. Dès que la néostème y posa un pied, une odeur de pourriture l'attaqua. La main plaquée sur le nez, elle progressa dans la pièce : la table était toujours en ordre, les chaises étaient renversées, des assiettes jonchaient le sol, accompagnées de restes. Ces derniers étaient couverts d'une pellicule blanche. Un plat

attendait encore sur le plan de travail. Il se mouvait sous les asticots qui le rongeaient. L'eau du pichet avait verdi, les poissons flottaient, le ventre en l'air, dans une eau sale. Erin comprit qu'elle avait sûrement choisi la première maison purgée, celle qui avait attiré l'œil du CSA. Au bout de quelques minutes, ses narines s'habituèrent à l'odeur ; la jeune femme put respirer à sa guise. Elle s'aventura dans le salon et les autres pièces, qui étaient dans un état tout aussi piteux que la cuisine et la buanderie.

Kalies - Tome PremierWhere stories live. Discover now