Chapitre 25

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  Le ciel s'allumait d'une aveuglante lumière aurorale. Le matin sonnait, fredonnant au son des oiseaux. Le soleil souriait et fondait la neige. Le manteau blanc laissait sa place à une tunique verte mais les fleurs étaient néanmoins encore trop timides pour s'ouvrir au ciel.

  Une brise fraîche valsait autour de dizaines d'agrumes qui, après avoir roulé au sol, étaient pressés sous la danse du pinceau d'Eneko. Un liquide orangé coulait abondamment, dense et gouteux dans les quatre verres que Myra, fascinée, lui tendait, un léger sourire aux lèvres. Elle souriait doucement, chassant un peu de pâleur de son visage encore parsemé de cicatrices. Malgré la chaleur des paroles qu'ils s'échangeaient, du délice du petit déjeuné, du printemps naissant, seul l'effroyable frontière tintait dans leur esprit, la peur de la traverser, l'envie de fuir. Les cendres qui volaient, la vie qui se cachait pour disparaître.

  Pas besoin d'avoir des pouvoirs magiques, de pressentiments mystiques pour deviner que cette limite ne leur serait pas amicale. Quelle différence entre la traverser et mourir ? Même s'ils la passaient indemne, ils entreraient dans le territoire de la Mort que personne ne souhaitait recroiser à nouveau.

  Repasser les souvenirs du petit déjeuner n'allait pas l'aider, la petite Elicia, à avancer. Elle semblait si frêle, encore une fois, devant le spectacle si désolant. Comme les autres, elle était pétrifiée. Même si elle le voulait, même si elle voulait à tout prix avancer, elle n'aurait jamais pu mettre un pas devant l'autre. Ses membres fragiles et si faibles étaient tétanisés. Elle ne sentait plus le froid, plus le vent, plus le doux soleil caresser son visage, elle dinait en tête à tête avec la peur. Son regard voulait se détourner et ses petites mains tremblaient. Avec la lumière du jour, la démarcation était encore plus visible. Les herbes qui fanaient, les cendres qui volaient, la terre vide et dure scarifiée de millier de fissures et l'odeur de brûlé, de mort. Comme si le bûcher de la Vie avait consumé ici. Il ne restait qu'un cimetière, hanté de cendres et de silence. Une goutte de sueur coula dans son dos, elle frissonna. Elle voulait partir mais elle savait mieux que quiconque qu'il n'y avait rien autour. Rien. Elle devrait marcher des jours mais le fait de repenser à cette immensité, de repenser à la prison de vide dans laquelle elle avait été si longtemps enfermée, elle préférait encore traverser la limite. Quoi que...

  Elle ne savait pas. Elle ne savait rien.

  Ils restèrent de longues minutes à observer le seuil des enfers, la peur au ventre. Au loin, la silhouette du sombre bâtiment se dressait fièrement dans le décor apocalyptique. La chose qu'il protégeait devait être immense.

« Riju ne s'est jamais approchée plus, murmura Eneko, brisant le silence lourd à crier. »

  Personne n'eut suffisamment de courage pour répondre et seuls quelques hochements de tête lui répondirent. Un long mutisme s'installa, s'alignant dans les rangs de la peur. Les deux armées se regardaient de loin, se défiant du regard, se jugeant et s'observant pour apprendre.

« Elle ne m'a pas dit comment la traverser. Elle n'en savait rien, poursuivit le jeune homme devant le regard de détresse que lui lançait Elicia.

  Un oiseau commença à siffler derrière eux, leur chantant de rester ici, et l'aînée continua de le regarder.

« Elle ne m'a pas donné de solution mais cela ne signifie pas qu'il n'y en a pas. »

  Son ode à l'espoir aurait pu être beau s'il ne s'était pas présenté dans un moment aussi critique. Accompagnant ses mots pour qu'ils se sentent moins seuls, Eneko se baissa et joignit ses mains dans la neige pour former une boule, il se releva et la lança dans la surface morte. Comme une boule de neige ordinaire, elle s'écrasa sur la terre stérile sans un rebond et commença lentement à fondre sous le soleil.

  Le jeune homme plein de bonne volonté soupira, il ne savait que faire. Leurs quatre silhouettes désemparées renvoyaient leur ombre de plus en plus loin tandis que le soleil avançait. Celle de Caly fut la première à atteindre la frontière. Une ombre sombre dans la pâleur de la neige et sans hésitation, telle un chat, elle la dépassa, ne se retourna pas et attendit les autres de l'autre côté, un sourire au bout des lèvres.

  Après de nouveau un long moment d'attente, les quatre jeunes gens décidèrent de faire le tour du cercle pour trouver un moyen d'entrer et d'accèder au bâtiment noir. Il était prévisible qu'aucune solution ne s'offre à eux, que le décor soit inéchangeable, identique pour toujours. La possibilité irréaliste qu'une porte accueillante se dessine soudain dans l'horizon les attira par le bout du nez, donnant vie à leurs jambes devenues statues. Ils marchèrent, les uns derrière les autres, durant plusieurs heures pour au final revenir à ce qui leur rappelait être leur point de départ. Aucun ne voulut s'assoir pour réfléchir, tous debout à regarder au loin le bâtiment sombre.

  Et soudain, Caly tourna la tête, un voile devant les yeux. Elle s'écarta de la barrière, proféra un juron avant de lâcher d'une voix détruite à ses sœurs :

« Il y a des mots pour dire ce que je ressens pour vous... je crois qu'on appelle ça l'Amour. Je... je vous aime sincèrement, quoi qu'il arrive. »

  Sa plainte se déchira et ses pieds, pris d'une force infinie, se déplacèrent, l'un devant l'autre et son corps glacé traversa la barrière interdite.

La marque du sangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant